On m'a dit : "Ca arrive !" : épisode 2/5 du podcast Ma rétrospective 2020

"ah ça arrive"
"ah ça arrive" ©Getty -  juuce
"ah ça arrive" ©Getty - juuce
"ah ça arrive" ©Getty - juuce
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Parmi les non-événements de mon année : mon omoplate s'est décollée. Et on m'a dit "ça arrive !". Mais combien de "ça arrive" dans une vie (et dans cette année 2020)?

Comme je l’ai annoncé hier, cette semaine, et en guise de rétrospective, je ne vous parlerai ni de covid ni de Maradona. Et aujourd’hui, j’ajoute que je ne parlerai pas non plus d’accomplissements personnels.
Car, disons-le, c’est une autre manie de ces rétrospectives : non seulement non rappeler des événements qu’on avait souvent (heureusement) oubliés, mais faire, tant qu’on y est, un petit bilan de nos propres réussites. 

Or, tout le problème pour moi étant que cette année : je n’ai pas fait d’enfants, je n’ai pas eu le permis de conduire, je n’ai pas trouvé l’amour, je n’ai pas arrêté de fumer (ni de boire), je ne suis pas sortie, je n’ai rencontré personne, et enfin, je n’ai pas fait de pain ni de yoga (c’est important de le dire en ces temps troublés). 

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Et la liste n’est pas finie de tout ce que je n’ai pas accompli. Pourtant, il m’est arrivé une chose, et j’ai envie d’en parler aujourd’hui : une de mes omoplates s’est décollée. 

Le coup des céréales 

Un matin, je me suis réveillée. Je suis allée dans ma cuisine, j’ai levé le bras pour récupérer des céréales dans un placard et j’ai senti quelque chose de bizarre dans mon dos, en haut à droite. J’ai regardé dans une glace (et ce n’est jamais facile de se regarder de dos), et là, j’ai vu que mon épaule se déployait, comme si j’allais m’envoler. 

Après ça, parcours de santé classique avec un diagnostic sans appel : “ah ça arrive ! Parfois le nerf lâche et on ne peut rien y faire”, voilà ce qu’on m’a dit. “Ca arrive”. Je croyais qu’il m’arrivait quelque chose d’exceptionnel, mais en fait non, juste “ça arrive”. 

Ce qui est particulièrement frappant dans ces situations sans drame, ni péripéties ni résolution, c’est qu’elles ont au moins un avantage : elles permettent de réaliser à quel point notre vie est ainsi faite de “ça arrive”.
Un train en retard ? Ca arrive ! Un frigo qui fait du bruit ? Ca arrive ! Une omoplate qui se décolle ? Ca arrive ! Vous n’y pouvez rien, vous n’avez rien fait et vous n’en ferez rien. Et disons-le : tout le monde s’en fiche. 

Et pourtant, "ça arrive !", et c’est bien le drame de ces non-drames : ils arrivent, ils se produisent, mais ils ne produisent rien qu’eux-mêmes. 

Ne pas faire de sa vie une œuvre d'art

C’est tout le paradoxe de ces moments qui peuvent marquer sans pour autant être remarquables.
Quel statut leur donner à ces moments sans forme, sans tension, sans drame, qui se produisent sans rien produire, qui arrivent sans rien faire advenir ?
Et que disent-ils de nos vies si elles ne sont surtout et d’abord faites que de ça, de ces “ça arrive” auxquels on ne peut rien et dont on ne fait rien ? Voilà mon problème. 

En 1931, la psychanalyste Lou Andreas-Salomé a écrit cette Lettre ouverte à Freud

La vie humaine – ah ! La vie en elle-même – est poésie.  Inconscients, nous la vivons, jour après jour, Étape par étape, - mais dans son intangible. Unité, elle vit, elle nous fait poésie. Loin, bien loin de l'ancienne formule : « Faire de sa vie une œuvre d'art », Nous ne sommes pas notre œuvre d'art.

Et je suis d’accord avec Lou Andreas-Salomé, avec un frigo qui ronfle ou un train en retard, la vie n’est vraiment pas une œuvre d’art, dont on serait les auteurs…
Faut-il alors dire, comme elle le précise aussi, que la vie est, malgré tout, poésie, qu’elle nous “fait poésie” ? Franchement, j’hésite... Car on a beau ne faire que vivre nos vies, sans prétendre les écrire, il faut le dire, avec des “ça arrive”, elles ne font que surtout passer et nous laissent souvent plus dubitatifs que “poésie”.