Pourquoi il est normal d'être anormal (et vice versa)

Pas plus de 2 verres par jour
Pas plus de 2 verres par jour ©Getty -  Yulia Reznikov
Pas plus de 2 verres par jour ©Getty - Yulia Reznikov
Pas plus de 2 verres par jour ©Getty - Yulia Reznikov
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Ne pas boire plus de 2 verres d'alcool par jour, ne pas manger ni trop gras ni trop sucré, bouger, arrêter de fumer... à force d'injonctions, est-il devenu normal de se sentir coupable... et presque anormal ?

Mardi soir, j'ai vu une publicité du Ministère des Solidarités et des santés, c’était juste après la diffusion d’un classique du cinéma français, L’étudiante de Claude Pinoteau, et je dis ça sans aucune ironie. Tardant à éteindre ma télé, je suis tombée sur cette campagne de prévention des dangers de l’alcoolisme : garantie sans accident de voiture ni violence sexuelle, celle-ci entend montrer les dangers de l’alcool modéré, celui qu’on croit précisément sans danger. 

Et c’est ainsi qu’à l’écran, on peut voir un homme pas spécialement âgé ni spécialement ivre, pas spécialement en mauvaise santé ni en mauvais état, autrement dit un homme normal, s’effondrer (à cause d’un malaise cardiaque), sur ce qui ressemble au pont de Grenelle… 

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Ce qui m’a frappée dans cette publicité, c’est précisément l’argument du normal : un comportement que l’on croit modéré, sans excès, normal donc, est peut-être, malgré tout, coupable de quelque chose. D’avoir bu non pas 2 verres mais 3, et peut-être, si ça se trouve, 2 jours d’affilée...
D’avoir rajouté du sucre dans son café. D’avoir oublié de “bouger” dans la journée. De n’avoir pas arrêté de fumer. D’avoir trop travaillé ou pas assez. De préférer cette marque de yaourts qui, hélas, ne propose que des pots en plastique. D’avoir utilisé plusieurs jours de suite le même masque, voire de ne pas s’être lavé les mains entre 10h et midi… 

Banalité de la culpabilité

Je pourrais passer cette chronique à énumérer toutes ces injonctions qui, sans être absurdes, contradictoires ni véritablement coercitives (la police ne viendra pas chez moi si je n’ai pas arrêté de fumer), laissent penser que, bien que, citoyenne conforme en tout point et individu, a priori, de bon sens, je suis quand même coupable de quelque chose. Que les règles que je pensais respecter ou les normes auxquelles je pensais correspondre, ne sont peut-être pas suffisantes… 

Et voilà que je pourrais, très vite, et presque naturellement, en venir à utiliser une formule désormais banale du type : "de toute façon, on peut plus rien faire”. Je ne le ferais pas, mais je dois reconnaître que cette formule banale (et crispante) a au moins un mérite : celui de révéler que le sentiment d’être coupable est paradoxalement normal, répandu, banalisé, que se sentir en-deçà ou au-delà de la norme, transgressif, à l’écart ou pas dans le coup, a au fond quelque chose de courant, d’habituel, ou d’anodin. 

Canguilhem et la norme

Je pourrais parler du péché originel et tracer une ligne allant d’Adam et Eve jusqu’à Georges Canguilhem et la question du normal qui déclarait dans La connaissance de la vie

“le normal signifie tantôt le caractère moyen dont l’écart est d’autant plus rare qu’il est sensible ET tantôt le caractère dont la reproduction révélera l’importance et la valeur vitales”. 

Autrement dit, pour Canguilhem, la norme est à la fois le normatif, la prescription, mais aussi ce qui se produit communément… et ça, c’est très intéressant, parce que, s'il est normal, répandu et commun, de se sentir coupable, cela veut dire que la norme est peut-être fondamentalement pétrie de l’idée d’écart ou de transgression, et que se sentir à l'écart de la norme a peut-être quelque chose de beaucoup plus normal qu'on ne le pense, et non pas coupable. 

C’est d’ailleurs tout l’intérêt de la norme : elle ne serait rien sans l’écart, la transgression, ou l’anormal.
Alors pourquoi la promouvoir et la chérir tel le bien absolu ou la perfection incarnée ? Et pourquoi rendre coupable (ou cardiaque) une personne simplement normale qui n’a jamais prétendue être parfaite ?