Qu'est-ce qu'un moment de solitude ?

Seule
Seule ©Getty -  Klaus Vedfelt
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Qui arrive aussi (et ce n'est pas si logique) même quand on est seul.

J'ai vécu un moment de solitude hier. C’est drôle car c’est précisément hier que je suis revenue dans le monde, entendez que j’ai retrouvé le chemin du travail. 

Autant pendant le confinement, je trouvais que la distanciation n’avait pas mis totalement à distance l’ensemble de nos relations sociales (notamment les plus présentes, pour ne pas dire oppressantes), autant je me suis souvenue, hier donc, qu’être entourée n’empêchait pas de se sentir complètement seule. 

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Le fameux moment de solitude. Pour ma part, il a eu lieu tout simplement en faisant une blague ratée. Gêne, regards qui se détournent et changement rapide de conversation, telles étaient les caractéristiques de la situation vécue au moment où j’ai lâché cette bombe non-drôle. 

Je dois dire que ce genre de moment ne m’avait pas manqué. Mais en le vivant hier, je me suis rendue compte que ça ne m’avait pas manqué, et pourquoi ? parce que je l'avais tout autant vécu ces derniers mois, et même en étant isolée. 

Ca paraît fou, mais oui, on peut vivre des moments de solitude alors même qu’on est déjà seul. 

Solitude Vs. Esseulement 

Il faut revenir sur ce qu’est “le moment de solitude”. 

Aussi incroyable, ou paradoxal, que cela puisse paraître, le moment de solitude n’a rien à voir avec la solitude. C’est Hannah Arendt (dans ses "Questions de philosophie morale”) qui fait cette distinction entre la solitude et l’esseulement : 

“la solitude implique que, bien que seul, je sois avec quelqu’un, c’est-à-dire avec moi-même. Elle signifie que je suis deux en un”. 

A l’inverse de l’esseulement qui, lui :

“ne connaît pas cette forme de dichotomie intérieure dans laquelle je peux me poser des questions et en recevoir”. 

Voilà pourquoi on pourrait dire que le moment de solitude relève plus de l’esseulement, de ce sentiment de n’être qu’un, et même pas avec soi-même, mais au milieu des autres. 

Quand j’ai fait ma blague ratée, je n'ai donc pas choisi d'être seule, tranquille avec moi-même à papoter de tout et de rien, non, je me suis retrouvée perdue, délaissée. Esseulée donc.
Et ça, d’autant plus qu’il y avait tous ces visages mal à l’aise (je tiens d’ailleurs à dire qu’ils en faisaient des tonnes, comme s’ils n’avaient jamais entendu une mauvaise blague de leur vie). 

Mais, bref, voici ma question : que se serait-il passé si j'avais déjà été seule et si je m'étais fait à moi-même cette blague nulle ? Est-ce que j'aurais pu me gêner moi-même, me regarder avec malaise ? et est-ce que j'aurais ainsi ajouté à ma solitude un moment de solitude ? 

Autrement dit, est-il possible de s'esseuler soi-même alors qu'on est déjà seul et solitaire ? 

Qui est là ?

La réponse est : oui. Ce moment de solitude en solitaire ressemble ainsi à la forme aboutie ou maximale de l’esseulement. Mais quand même : n’est-ce pas un peu bizarre ? 

N’est-ce pas étonnant de se sentir encore plus seul, non pas à cause d’autres que soi, absents ou moqueurs, mais précisément à cause de soi-même ? N’est-ce pas paradoxal de se faire soi-même défaut à soi-même, tout en étant avec soi-même ? 

Et je pose la question d’autant plus que la situation n’a rien d’exceptionnel. Car c’est bien le problème : non pas de vivre un moment de solitude au milieu d’une foule, non pas d’être solitaire de manière voulue et aimée, mais de s’exclure soi-même alors qu’il ne reste déjà plus que soi dans une pièce. Au final, qui est encore là ? 

Il y a bien encore quelqu’un dans cette pièce, mais qui ?
Il y a bien encore un “moi” mais sur le mode de l’absence, de l’annulation. Je ne suis pas un moins que rien, je suis moins qu’un, moins que moi-même, comme si je m’étais auto-cancelled. 

Mais c’est peut-être ça qui est fou ou rassurant : il reste encore quelque chose de moi pour assister à cette chute, mais qui de moi ? Ca, je ne sais pas.