"Qui a le goût de l'absolu renonce par là-même à tout bonheur"

Pouce levé
Pouce levé ©Getty -  Malte Mueller
Pouce levé ©Getty - Malte Mueller
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De "l'urgence absolue" à l'extension de l'adverbe "trop" à chaque phrase, de l'emphase au superlatif... aurait-on cédé au goût de l'absolu ?

“Grave”, “trop beau”, “trop laid”, “trop” cool ou “trop” nul, “surclassé”, “énorme”… les mots ne manquent pas pour marquer son enthousiasme ou son indignation, pour révéler la puissance d’une action, d’un goût, ou la gravité d’une situation. On ne parle plus seulement d’urgence, par exemple, on parle d’urgence absolue, on ne parle pas de record mais de record absolu…  

Et c’est bien ce terme d’absolu qui me semble d’ailleurs symboliser cette mode du superlatif où, pour se faire entendre, il semble falloir en faire des tonnes, où le point d’exclamation a remplacé le point, où la nuance semble avoir disparu au profit de l’extase et de l’extrême.

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Je ne jette la pierre à personne, j’en fais de même tous les jours : je dis qu’un film est TROP cool, quand je me cogne quelque part, j’ai TROP mal. Et quand j’ai besoin de quelque chose, je n’en ai pas simplement besoin, j’en ai GRAVE besoin. D’où ma question : aurais-je perdu, aurait-on perdu, le sens de la mesure, et cédé au goût de l’absolu ? 

Le superlatif ou le contraire du malheur et du bonheur

Pour le savoir, il faudrait déjà définir l’absolu… et ce n’est pas une mince affaire, si je puis dire. Assez banalement, on pourrait dire que l’absolu, c’est ce qui n’a aucune limite ni restriction. En soi, l’absolu est donc déjà un problème : car comment définir ce qui ne connaît pas de limites ? Comment caractériser ce qui explose toute catégorie ? 

Chez les philosophes, l’absolu, c’est Dieu, la substance ou le système. Carrément. Mais, chez moi, l'absolu, c’est chaque jour, à chaque phrase. Certes, on pourrait voir dans cet absolu devenu quotidien une forme de grâce, d’élévation, d’intensification qui rend exceptionnelle chacune de nos existences.
Pourtant, tout est-il si grave, si important, si urgent, si bon que ça ? Ma vie est-elle si dingue que ça pour être sans cesse dans l’emphase ? Et que pourrais-je dire quand je serais vraiment au fond du seau ou au top de ma forme ? 

Au fond, et c’est le paradoxe de l’absolu : à force d’y avoir recours pour chaque instant sympa ou un peu plus cool que d’autre, non seulement, on ne distingue pas la multiplicité des petits plaisirs et des grandes frustrations… mais surtout, on laisse passer la grande, la belle occasion d’être réellement malheureux, et heureux, bien sûr.  

Aragon, Aurélien et Bérénice

Contre toute attente, plus on est trop triste, moins on peut être malheureux, plus on est trop content, moins, on peut être heureux... Et celui qui en parle le mieux, ce n’est pas un philosophe, c’est l’écrivain Louis Aragon dans son roman Aurélien.
En plein milieu de son livre, tout un chapitre est consacré à ce goût de l’absolu, parce qu’Aurélien, le héros d’Aragon, n’est pas simplement amoureux ou fou d’amour, il a touché le goût de l’absolu en rencontrant Bérénice.
D’ailleurs, quand il la rencontre, il ne la trouve pas juste laide, mais “franchement laide”. 

Et Aragon parle tellement bien (trop bien ?) de ce goût de l’absolu, plus répandu, nous dit-il, que la grippe, et on pourrait ajouter aujourd’hui que le covid. Et voilà ce qu’il en dit : 

Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours renouvelée ? Cette machine critique des sentiments attaque tout ce qui rend l’existence tolérable, tout ce qui fait le climat du cœur”.

Et c’est vrai : plus l’urgence est absolue, moins il y a d’autres raisons de se presser, plus le record est absolu, moins il y a de performances à accomplir.
En fait, l’absolu écrase tout, il empêche le médiocre, le moyen, le “un peu”, le “pas assez”, qui recèle pourtant d’une foule de petites perceptions, de sensations minuscules.
Aurait-on un problème avec ce qui est juste normal ?