Traçabilité des cigarettes : l'Union européenne n'a pas résisté au lobby du tabac

Le gouvernement se dit déterminé à traquer le commerce illicite du tabac.
Le gouvernement se dit déterminé à traquer le commerce illicite du tabac.  ©Getty - Jean-Erick PASQUIER/Gamma-Rapho
Le gouvernement se dit déterminé à traquer le commerce illicite du tabac. ©Getty - Jean-Erick PASQUIER/Gamma-Rapho
Le gouvernement se dit déterminé à traquer le commerce illicite du tabac. ©Getty - Jean-Erick PASQUIER/Gamma-Rapho
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Instaurer une vraie traçabilité des paquets de cigarettes serait une arme solide contre le commerce illicite du tabac. Or le projet sur le point d'aboutir à Bruxelles est jugé trop timide. En attendant, la France renforce sa coopération douanière avec Andorre, mais cela ne sera pas aussi efficace.

6 000 milliards de cigarettes seraient vendues chaque année dans le monde, avec jusqu'à 12% de commerce illicite. Pour des raisons de santé mais aussi de fiscalité et de sécurité publique, l'Organisation mondiale de la santé, l'Union européenne et la France multiplient leurs efforts contre ce commerce illégal et pour une meilleure traçabilité des produits du tabac. Cette traçabilité serait trop dépendante des industriels, selon certains, alors que le tabagisme tue 6 millions de personnes chaque année dans le monde. 

3 euros le paquet en Andorre, contre 8 euros en France

En avril, la France va renforcer sa coopération avec Andorre pour freiner, notamment, la contrebande de tabac. Dans la Principauté, le paquet se vend légalement 3 euros, contre 8 euros côté français. Les douanes vérifient donc que chaque touriste ne ramène pas plus de 300 cigarettes dans l'Hexagone. Au delà de cette quantité, tout achat et transport transfrontalier est considéré comme frauduleux. 

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Le ministre des comptes publics, Gérald Darmanin s'est donc rendu à Andorre-la-Vieille le 16 mars dernier pour signer avec le chef du gouvernement andorran une lettre d'intention bilatérale qui doit aboutir à une meilleure surveillance des trafics. Les deux pays ont prévu notamment de la création de patrouilles mixtes.  

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La contrebande est encore très développée en Europe, avec une dizaine de milliards d'euros de manque à gagner

Le gouvernement affiche son intention de faire de cette lutte contre le commerce illicite une priorité. Or l'effort à faire reste très important : d'une part les douanes françaises n'arrivent pas à intercepter suffisamment de contrebandiers. D'autre part, à l'échelle européenne, le nombre de cigarettes vendues de façon illicite reste très important. 

Côté douanes : le bilan 2017 a montré un recul des saisies en France. Les services ont intercepté l'an passé 238 tonnes de tabac, contre 259 en 2016 ( - 8%). Ces chiffres varient d'année en année, puisqu'en 2015 les saisies étaient de 236 tonnes, en 2014 de 193 tonnes et en 2013 - année record - de 346 tonnes. Ces fluctuations sont donc très nettes. 

Pour évaluer l'importance du trafic qui échappe au fisc, on peut se baser sur les estimations qui ont servi à préparer la Conférence cadre de l'OMS pour la lutte antitabac - (la CCLAT) - l'outil juridique le plus contraignant adopté à l'échelle internationale en 2003 et entré en vigueur le 27 février 2005. 

A l'été 2007, pour préparer la deuxième session de la Conférence des Parties à la convention cadre de l'OMS, l'Alliance Building support for global tabacco control estimait que 5 767 milliards de cigarettes avaient été vendues dans le monde en 2006, dont 10,7% correspondaient à du commerce illicite. Depuis, le chiffre de 6 000 milliards de cigarettes vendues et jusqu'à 12% de commerce illicite circule très fréquemment. 

Ce qui signifie à l'échelle de l'Union Européenne, un manque à gagner de 10 à 12 milliards d'euros qui échapperaient à la fiscalité des Etats chaque année.

La lutte contre le trafic représente donc un enjeu fiscal important - mais aussi, bien évidemment, un enjeu sanitaire. Les politiques de santé publique sont axées en grande partie sur une hausse du prix du paquet de cigarettes, explique Emmanuelle Beguinot, directrice du comité national contre le tabagisme.  

"L'enjeu est également sécuritaire, car le commerce illicite à l’échelle internationale alimente aussi les réseaux de criminalité organisée"

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Cela met notamment à mal les politiques publiques d'augmentation pour dissuader les enfants de fumer ou pour inciter les fumeurs à arrêter.

En France, 6% maximum de contrebande. Mais certaines zones frontalières sont surapprovisionnées par les fabricants de tabac

En France pourtant, le marché est assez protégé. Le réseau des buralistes vend 8 cigarettes sur dix. Les 20% restants ne sont pas du commerce illicite de contrebande. Ce sont pour l'essentiel des achats transfrontaliers écoulés ensuite sur le marché français. La vraie contrebande représente 5 à 6% maximum, poursuit Emmanuelle Béguinot. Elle raconte aussi que les grands cigarettiers en profitent pour surapprovisionner certaines zones frontalières. "Les fabricants de tabac jouent sur ce différentiel. British American Tobacco avait ainsi condamné au Royaume Uni parce qu'il surapprovisionnait le marché belge, compte tenu du fait que les taxes y étaient plus faibles qu'au Royaume Uni. D'où l'importance de pouvoir suivre avec un système de traçabilité ces paquets pour pouvoir démontrer que les fabricants surapprovisionnent par exemple le Luxembourg dans des proportions qui n'ont rien avec le nombre de fumeurs au Luxembourg !" :

"Les commerces illicites sont des marchés importants pour les fabricants de tabac. On a même des documents internes où l'on voit qu'ils ne veulent surtout pas négliger ces marchés parallèles"

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Ce sont des marchés très lucratifs pour les fabricants parce qu'il n'y a pas justement de taxes et ils ont des marges encore plus importantes. Sachant que fabriquer un paquet de cigarettes ne coûte rien, c'est 12, 15 centimes d'euro maximum !

Vente de cigarettes dans une station service de Berchem, au Luxembourg. Ouverte nuit et jour, 7 jours sur 7, cette station est l'une des plus lucratives d'Europe (plus de 1 million de voitures/an !)
Vente de cigarettes dans une station service de Berchem, au Luxembourg. Ouverte nuit et jour, 7 jours sur 7, cette station est l'une des plus lucratives d'Europe (plus de 1 million de voitures/an !)
© Maxppp - Alexandre Marchi / L'Est républicain

L'euro-député Philippe Juvin, du parti Les Républicains, va dans le même sens et pointe du doigt les grands fabricants de tabac : 

l'exemple d'Andorre

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Andorre vend 800 tonnes de cigarettes, alors que la population doit se satisfaire de 100 tonnes. Et bien entendu, les distributeurs officiels de tabac sur place reçoivent bien des cigarettes des fabricants. Donc les fabricants organisent eux-mêmes le trafic parallèle. 

Une imitation de Camel
Une imitation de Camel
© Radio France - T.S.

Parallèlement à ce marché organisé probablement par les grands industriels du tabac, il existe aussi des firmes en Europe de l'Est qui alimentent le marché noir. Luck Joossens travaille pour les Ligues européennes contre le cancer et présente l'imitation d'un paquet de Camel  : 

"C'est une marque qui a un nom chinois, fabriquée en Russie."

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Un texte de régulation mondiale depuis 2005 complété par un Protocole en cours de ratification

Pour tenter de lutter contre le trafic mondial de cigarettes, qu'il s'agisse de contrebande ou de revente de cigarettes achetées à l'étranger, les dirigeants de la planète sont parvenus pour la première fois à s'entendre en 2003. Ils ont élaboré la Convention cadre pour la lutte contre le tabac (CCLAT), entrée en vigueur en 2005. Ce texte très ambitieux est le premier à tenter d'endiguer le fléau du tabagisme, qui tue 6 millions de personnes chaque année. Une personne meurt toutes les 6 secondes sur la planète en raison de maladies liées directement au tabac. 

A noter que l'un des artisans de la Convention cadre, Dereck Yach, qui jouait un rôle prépondérant au sein de l'OMS, a malheureusement cédé aux sirènes des grands industriels du tabac. Il a été débauché à l'automne dernier par Philippe Morris International pour diriger désormais leur fondation intitulée (sic !) "Fondation pour un monde sans fumée". 

Néanmoins, la Convention cadre CCLAT est considérée comme une avancée majeure : dans son article 15 elle s'attaque à la traçabilité du tabac et a permis la rédaction du " Protocole pour élimine r le commerce illicite des produits du tabac". Ce nouvel outil n'est pas encore entré en vigueur. Mais il concerne le contrôle de la chaîne d'approvisionnement, une coopération internationale technique et judiciaire renforcée et des sanctions elles aussi renforcées, pour avoir un caractère dissuasif. L'article 8 de ce nouveau texte prévoit un système contraignant, précise Emmanuelle Béguinot

L'article 8 du nouveau Protocole (en cours de ratification) prévoit un régime mondial de suivi et de traçabilité, avec un marquage d'identification unique et sécurisé

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Seules 35 parties l'ont signé, dont la France et l'Union Européenne. Pour entrer en vigueur, il faut 40 ratifications. L'OMS espère que d'ici le 2 juillet 2018 le texte puisse être adopté afin que la première réunion prévue à Genève cet été puisse entrer dans le vif du sujet. Une sorte de compte à rebours est donc lancé. 

Un suivi et une traçabilité établis aussi dans une directive européenne, à horizon 2019

Pour le moment, l'Union européenne fait partie des zones les plus avancées en matière de transcription de cette volonté de l'OMS. Sa directive tabac a été votée après bien des difficultés en 2014. Il a d'ailleurs fallu attendre le printemps 2016 pour que la justice européenne  valide cette directive, après des plaintes déposées par les industriels du tabac qui sont toujours prompts à défendre leurs intérêts devant les tribunaux. 

Quoi qu'il en soit, deux articles dans cette directive portent directement sur l'organisation du système de traçabilité. Mais ils ne sont pas aussi ambitieux qu'ils auraient dû l'être, car ils ne respectent pas à la lettre l'esprit du Protocole tel que le détaille Emmanuelle Béguinot

"La complexité de ce dispositif résulte très clairment de l'interférence de l'industrie du tabac."

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Les industriels, qui ont tout fait pour créer leur circuit d'identification des cigarettes, rechignent

Les industriels souhaitent éviter un système de traçabilité véritablement indépendant. Ils ont d'ailleurs tout fait pour créer leur propre circuit d'identification des cigarettes. Il y a déjà plusieurs années, Philipp Morris a créé Codentify, une société capable d'apposer un code à dix chiffres et lettres. Elle a été cédée gratuitement à tout le secteur du tabac. Luk Joossens travaille pour l'association des Ligues européennes contre le cancer. Il explique en quoi ce système, mieux qu'aucun contrôle, est tout de même assez défaillant : 

"Nous ne sommes pas sûrs que les firmes qui vont générer ces codes uniques soient réellement indépendantes."

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Ils ont élaboré un système il y a 15 ans pour voir si les cigarettes étaient de contrefaçon ou pas. C'était un système que l'on pouvait facilement copier, donc inefficace. Ils ont proposé aussi gratuitement ce système aux gouvernements. Mais c'est un système que eux contrôlent, qu'ils ont inventé, sur la base de leurs brevets.

Les industriels du tabac ont donc pris de l'avance dans ce système d'apposition d'un code unique. Philipp Morris a d'ailleurs tout fait pour couper les liens qui le liaient jusqu'à tout récemment avec l'entreprise Codentify en la cédant à Inexto. Mais ces géants du tabac ne sont pas seuls sur le marché : une autre entreprise a investi ce marché d'identification, précise Luk Joossens

Depuis deux ans, Philipp Morris a cédé son brevet à une nouvelle firme, Inexto."

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Les actes délégués, sortes de décrets d'application qui vont être publiés ce mois ci à Bruxelles, mettent donc en musique les articles 15 et 16 de la directive européenne. Ils comportent plusieurs failles : les entreprises chargées d'apposer les codes identifiants sur les produits du tabac pourront avoir des liens avec cette industrie. Ces liens sont limités à 10% du chiffre d'affaires, mais cela reste trop estiment ceux qui luttent contre le tabagisme. 

Les organismes qui stockeront les données seront choisis selon les mêmes critères. Et l'ensemble du système sera contrôlé par des cabinets de conseil qui ne seront pas indépendants. Ces derniers doivent même être choisis par l'industrie, dénonce Luk Joossens : 

Les géants du tabac vont choisir et payer ceux qui les contrôlent !

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Il est donc très difficile de lutter concrètement contre l'emprise des industriels du tabac qui ont pratiqué un lobbying intense afin de modifier les articles 15 et 16 de la Directive européenne, puis aujourd'hui afin de modifier les "actes délégués" autrement dit les décrets qui vont sortir. 

Philippe Juvin, eurodéputé issu du mouvement Les Républicains, est l'un de ceux qui - avec Younous Omarjee de la France Insoumise et du Gilles Pargneaux du Parti Socialiste - ont lutté contre ces décrets. Sans succès, regrette l'eurodéputé : 

Nous étions partis sur 0%. La Convention de l'OMS affirme qu'il doit y avoir une séparation très stricte entre le cigarettier, celui qui fabrique les cigarettes, et celui qui fait la traçabilité de la cigarette. Très stricte séparation, cela signifie zéro % de chiffre d'affaires commun. Or la commission européenne a ouvert -certes une petite porte - mais a ouvert quand même la possibilité à des sociétés de traçabilité qui travaillent déjà avec des cigarettiers de participer au marché. Ce qui, je pense, est ennuyeux" 

"La Commission européenne a ouvert une porte ce qui, je pense, est ennuyeux."

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