L'historien et politologue livre son expérience du confinement comme une prise de conscience en deux étapes et une réappropriation de son temps. Lui qui a appris à l'âge de 16 ans qu'il ne verrait plus.
Jacques Semelin a consacré l’essentiel de ses travaux de recherches aux génocides et aux violences de masse. Mais il est également l’auteur de deux ouvrages autobiographiques, récits de la cécité qui s’est imposée progressivement dans sa vie.
Resté à Paris, il a d’abord voulu jouer les rebelles. Et l’on comprend vite qu’il y a là, chez lui, une certaine fierté à revendiquer ce trait de caractère. Le week-end précédent l’annonce officielle du confinement, il a pris son sac de natation, sa canne blanche, coiffé ce chapeau aux larges bords qui l’accompagne partout au dehors, et entendu le rideau de fer de la piscine Saint-Germain claquer d’un bruit sec et sans appel : "On ferme. Ordre de la Préfecture, monsieur". Dépité, Jacques Semelin s’est arrêté au supermarché du coin. "On n’a pas le temps de s’occuper de vous", lance une employée au milieu de l’agitation qu’il perçoit, des chariots déjà pleins de farine, de pâtes et de riz. Il rentre dans son deux-pièces, avec juste quelques bricoles et un sentiment d’abattement sitôt la porte refermée.
"Confiné : j’ai (déjà) écrit ça, vraiment ?"
"Comme si un deuxième mur était en train d’apparaître qui allait réduire mon espace d’autonomie." Il a décrit le premier dans l’un de ses livres, ce mur "gris" qui le tenait "encapsulé, confiné". "Confiné : j’ai écrit ça, vraiment ?" Sa voix s’éclaire d’un rire, l’autre nature du rebelle. Jacques Semelin ne s’offusque pas des métaphores simplistes ou analogies primaires que ses interlocuteurs tissent entre la situation actuelle et son handicap. Il les fait même siennes pour mieux dépeindre son monde intérieur : "ce mur de gris, c'est quelque chose qui ressemble à une sorte de masque invisible, qui m'est tombé sur les yeux il y a très longtemps. Et derrière ce masque, je ne vois pas noir, comme on le croit trop souvent. Je vois gris."
Le lundi, le mur du travail se fissure à son tour. Les bureaux de Sciences Po où il enseigne à ses étudiants en master sont fermés. Rebelote, lâche Jacques Semelin qui sort faire un tour, croise une voisine et un petit conseil de prudence. "C’est comme si elle m’avait dit, rentrez dans votre boîte."
Instant d’agacement, de déni peut-être aussi, désormais balayés :
J’ai opéré une forme de mutation intérieure, me suis rappelé que je pouvais oublier l’espace et le temps par l’écriture. Je me suis dit, mon gars, il faut vraiment te remettre à travailler.
Confinement, acte 2. Jacques Semelin programme son réveil de bonne heure, reprend l’article commandé par une revue belge, travaille avec passion à la préparation d’une exposition que lui a confiée la maire sortante du Chambon-sur-Lignon, Eliane Wauquiez-Motte, sur le sauvetage des Juifs en Europe. Les cours à Sciences-Po ont repris à distance et il en est ravi. A défaut de natation, il a commencé une séance de gym au rythme de vieux rocks américains des années 60, puis un improbable jogging sur des musiques de jazz, 25 minutes à tourner sur le tapis du salon. "Mon imaginaire est parti, je me voyais courir au bord de la plage, dans les dunes." Celles de la Barbâtre, sur l’île de Noirmoutier, terre de ses ancêtres et de la maison familiale aux volets bleus où se sont retrouvées ses deux filles, Maud et Marie. "Oui, bien sûr, c’est plus agréable d’être dans la nature, au bord de la mer, mais j’avais plein de choses dont il fallait que je m’occupe à Paris."
Des relations nouvelles, une entraide surgie là où il ne l’attendait pas
De ce confinement parisien, il veut souligner des relations nouvelles, une entraide surgie là où il ne l’attendait pas, et qu’il a failli refuser au nom d’une fierté récurrente. Sa jeune voisine vient l’aider à résoudre un problème de synthèse vocale sur son ordinateur, découvre son travail et… "Vous voulez que je vous apporte de la soupe ? Je fais de la très bonne soupe !"
Il se débrouille pour les courses mais, privé de son aide-ménagère, traque avec une certaine inquiétude poussière et salissures, "quand on est non-voyant, on fait vite des saletés et on ne s’en rend pas compte", pense à se replonger dans La Peste, vient de commencer la lecture de Dans les Forêts de Sibérie, de Sylvain Tesson. Son enceinte connectée lui fournit la musique qu’il aime, les émissions historiques de France Culture et France Inter. En revanche, Jacques Semelin revendique un usage limité de l’écoute de médias extrêmement anxiogènes selon lui. Il préfère la voix des spécialistes, Bruno Latour, par exemple, quand il évoque un monde à reconstruire. Lui-même espère que les gouvernements sauront tenir compte des signaux envoyés par un monde trop souvent malmené.
Les titres de ses deux autobiographies résonnent à nouveau comme de trop évidentes métaphores. J’arrive où je suis étranger et Je veux croire au soleil, comme une promesse cette fois pour le temps d’après, empruntée, elle aussi mais par hasard, à Aragon. "Croire au soleil quand tombe l’eau. S’il pleut, tant pis pour l’orage", écrivait le poète dans Le Fou d’Elsa.
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