En cette fin d'année marquée par le terrorisme, entretien avec le politologue Antoine Sfeir, dont le dernier ouvrage "Brève histoire de l'islam" met en perspective l'articulation du religieux et de la laïcité dans nos sociétés contemporaines.
- Antoine Sfeir journaliste, politologue, directeur des Cahiers de l’Orient (1948-2018)
En ces temps troublés pour l'Islam, de violence aveugle qui confisque et dénature la religion, de profondes divisions internes entre courants religieux mais aussi au sujet de la place du spirituel dans la société et dans la culture, il nous faut parfois prendre l'altitude de l'esprit qui voit les choses d'en haut - sans les prendre de haut - et qui peut exercer la fonction de grande conscience.
C'est ce que nous demanderons à la longue expérience et à l'expertise très sûre d'Antoine Sfeir, qui vient nous parler de son livre Brève histoire de l'islam pour mieux nous dire où en est aujourd'hui cette civilisation de sa longue histoire, et où elle va sur ce trajet qui semble aujourd'hui devenu bien chaotique, contradictoire et incertain.
Comme souvent, on a peur de ce qu’on ne connaît pas. On tombe dans une phobie, dans ce cas l’islamophobie, parce qu’on se referme sur soi, on n’a plus envie d’aller vers l’autre.
Ce à quoi on assiste a trait au petit banditisme, mais pas à l’islam. J’ai vécu toute ma vie dans des pays musulmans, avec des musulmans, et aucun texte dans l’islam n’a jamais dit qu’il fallait obliger par le sabre et l’épée le reste de l’humanité à se soumettre à Dieu. [...] On est à la fois dans un monde de méconnaissance et d’ignorance, qui fait que n'importe qui peut se prétendre n’importe quoi.
L’important, aujourd’hui, est la transmission du savoir. Antoine Sfeir conçoit son ouvrage en lui-même (Brève histoire de l'islam à l'usage de tous) comme une passerelle de savoir. Il s’agit d’“apprendre l’autre, se l’approprier comme le miroir qu’il est”. Comme il l'écrit dans son ouvrage. Extrait : “Apprendre, c’est avant tout connaître et savoir. C’est ensuite reconnaître pour respecter. C’est enfin accepter non pas l’autre, mais le fait que nous ne sommes pas seuls, et que nous ne constituons pas la référence culturelle universelle. Ce cheminement, cette initiation à l’autre exige le même volontarisme de sa part, et c’est ce qui rend le dialogue si difficile.”
Je crois sincèrement que c’est la chance d’appartenir à deux cultures tellement mêlées, brassées, mixées au fil des siècles qui me permet d’écrire ce que vous venez de lire. Mais je crois que c’est important aussi car nous vivons aujourd’hui dans un monde où l’avoir a pris le pas sur l’être.
"Chacune des religions révélées croit intimement et fermement posséder la vérité”, ajoute-t-il_._ Il faut distinguer 'être religieux' et 'avoir la foi' : “Si on est religieux, on obéit à un pouvoir. La foi est une démarche de l’intime, d’adhésion à une croyance, dont on croit qu’elle est universelle. Si elle est universelle, automatiquement vous partagez la foi de l’autre, qui croit peut-être à d’autres cultes, à d’autres pouvoirs dans sa religion. [...] La foi peut et doit être partagée.”
Il avoue qu’on ne trouve pas dans l’éducation actuelle de l’islam cette culture de l’acceptation de l’autre. Car on assiste aujourd’hui à une instrumentalisation de la religion : “Aujourd'hui on dit au musulman qu’il a faim ou est malade à cause de l’autre. On victimise le musulman.”
Je dois avouer que la lassitude ou la tentation de la lassitude me prend parfois. Mais je ne serais pas chez vous aujourd'hui si je ne croyais plus. Je pense qu’aujourd’hui il faut considérer tout d’abord les musulmans comme des citoyens. Je ne supporte plus qu’on parle des ‘Musulmans de France’ ou des ‘Juifs de France’, ce sont des citoyens français. Certes, de confession. Mais cela les regarde, et ne nous regarde pas : c’est cela la laïcité, et c’est cela notre force. Et c’est ce qui fait de la France une cible prioritaire pour les terroristes.
C’est la laïcité qui nous englobe, et non pas les religions. Malgré le fait que ça s’appelle “religare”, relier, les religions sont en train de délier totalement nos liens sociaux.
Antone Sfeir considère qu’on ne s’est pas assez interrogés, après les attentats de 2015, sur les raisons pour lesquelles la France est une cible privilégiée. “Nous sommes tous des citoyens, c’est-à-dire des responsables de la Cité. La France m’a donné la clé de la Cité, et m’a fait, avec vous, responsable de la Cité. Cette citoyenneté transcende mon appartenance identitaire, mon appartenance communautaire, et mon appartenance régionale. Elle me rend ainsi votre égal, parce qu’elle nous rend co-responsables, et donc elle nous rend obligatoirement solidaires.” Tout cela est donc aussi notre responsabilité : c’est à l’école de nous apprendre à vouloir vivre ensemble. “Rendons l’autorité à nos maîtres, à nos hussards de la République, ce sont eux qui sont importants, ce sont eux qui vont fabriquer le savoir de nos enfants.”
Selon lui, l’Occident, l’Europe, et la France en particulier, ont été sourds face aux mises en garde, pourtant nombreuses, sur la montée d’un extrémisme religieux et d’une fracture sociale importante. Donc “nous avons nos propres responsabilités”. “Nous sommes aussi en guerre contre nous-mêmes.”
Antoine Sfeir lance finalement un appel à ceux qui pensent à ouvrir les yeux aux autres : “Allez en France, dans des bourgs, dans des villages. On a besoin de vous aujourd’hui. Le Prophète disait : “Seuls ceux qui possèdent le savoir ont le droit d’interpréter”. Alors, zut, mettez-vous au travail !”
Extraits musicaux :
Na’at-i-mevlana de Djalalad-Din Rumi,
Kudsi Erguner
Hafiz Kemal Ozmutlu ARN
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