Au Moyen-Age, l’économie occidentale devient une économie de privilèges où le droit particulier importe plus que le droit général. Après la Révolution, est-on encore en droit de parler de privilèges ? C’est dans une histoire de la polysémie du mot qu’il s’agit alors d’entrer.
- Dominique Margairaz
- Alain Bihr Sociologue
Si la question des inégalités est largement revenue dans le débat public ces dernières années, il est une notion moins discutée et pourtant essentielle pour saisir les tensions qui agitent notre société : celle des privilèges. Si la Révolution française a mis fin à la société d'ordres qui prévalait au Moyen-Age et sous l'Ancien Régime, les avantages liés à la classe sociale semblent pourtant perdurer. Les privilèges ont-ils, finalement, survécu à la nuit du 4 aout 1789?
Pour en parler, Tiphaine de Rocquiny reçoit Dominique Margairaz, historienne, professeur émérite à Paris 1 Panthéon Sorbonne et Alain Bihr, sociologue à l'Université de Franche-Comté.
Une économie de privilèges
Il faut bien comprendre que la notion d’individu, reconnue dans le monde antique, cesse de l’être Moyen-âge. La société s’organise désormais selon des groupes, des communautés fonctionnelles que l’on appelle les corps. Dès lors, la tension, propre au droit romain, entre ius commune et ius singulare, n’a plus de sens dans le monde médiéval : le droit commun est désormais celui qui s’applique en l’absence de tout droit particulier. On parle alors d’une économie de privilèges.
Selon Dominique Margairaz, "au sein du débat historiographique, les privilèges ont longtemps été perçus comme des avantages, des monopoles nécessairement "mauvais". Cette vision a été principalement influencée par les discours que l'on pouvait trouver durant la Révolution française, au moment de leur abolition. Cependant, de nombreux historiens reviennent aujourd'hui sur cette conception, non pas pour réhabiliter ces privilèges, mais principalement pour montrer qu'il s'agissait d'une réalité sociale propre aux logiques médiévales et d'Ancien Régime, mais surtout d'une réalité beaucoup plus complexe et nuancée que ce qu'on pouvait dire antérieurement".
Selon Alain Bihr, "la société d'ordres qui se construit peu à peu, tout au long du Haut Moyen Age, se définit au travers d'une division rigide de la société en trois groupes sociaux distincts : les Oratores, ceux qui prient, les Bellatores, ceux qui combattent et enfin les Laboratores, qui regroupent les serfs, les artisans et les commerçants. Cette société s'organise autour de l'idée d'une certaine interdépendance des différents ordres entre eux, étant donné que chaque groupe a une place bien définie dans l'ordre social et qu'il rend également service aux deux autres".
Cependant, les privilèges ne sont pas aussi linéaires et peuvent prendre des formes très diversifiées.
Pour Dominique Margairaz, "les privilèges concernent évidemment en premier lieu les clercs et du coté des laïcs, les seigneurs et les nobles. Cependant, ce ne sont pas les seuls acteurs de la société médiévale à qui on accorde des privilèges : de plus en plus de villes, de provinces ou de groupes sociaux, à mesure que la société se complexifie , se voient doter de lois et d'avantages particuliers (...). Parmi ces groupes, on peut noter les communautés de métiers qui prendront, par la suite, le nom de corporations. L'Italie constitue le figure du proue de ce mouvement corporatiste, avec un territoire très densément couvert par ces corps de métiers. Ceux-ci sont donc dotés de statuts qui leur sont octroyés par le souverain et constituent très rapidement une réalité politique, économique et sociale qui structure et accompagne l'essor des villes. Dans les grandes villes, comme Paris, on peut également noter l'existence de "super-fédérations" de métiers qui regroupent alors producteurs et marchands. Ces grandes corporations deviennent des pouvoirs politiques et financiers extrêmement puissants étant donné qu'ils payent 1/3 des taxes levées sur la ville. Ce processus, qui concerne alors spécifiquement le monde de la production, montre que les privilèges prennent des formes très différentes".
Une économie de privilégiés : de la Révolution à nos jours
Si le privilège est fortement valorisé au Moyen Âge et au début de l'époque moderne, le mot se dote avec les Lumières d’un sens fortement péjoratif. Il devient l'image de l'état de fait, de l'inégalité voire de l'abus, contre l'universalité de la loi et de la raison. C'est tout particulièrement le cas quand il s'applique au clergé et à la noblesse, qu'on appelle de façon polémique les "ordres privilégiés".
Selon Alain Bihr, "sous le règne des privilèges, il existait évidemment des inégalités majeures étant donné que les privilèges eux-mêmes instituaient des inégalités. Il est important de rappeler qu'au moment de la Révolution française, l'abolition des privilèges n'a été qu'une abolition partielle puisque les privilèges, au sens de l'Ancien Régime, continuent à exister aujourd'hui sous des formes différentes. En France, il y a encore des professions privilégiées, comme les professions libérales, dont l'accession est contrôlée par le corps professionnel lui-même, et est soumise à un certain nombre de conditions sur les modalités d'exercice de la profession (...) On peut donc avoir l'impression que les personnes situées au sommet de la hiérarchie sociale sont des privilégiés au sens de l'Ancien Régime, soit des gens qui sortent par droit, par statuts extra-sociaux de l'ordre commun. En fait, ce sont surtout aujourd'hui les résultats des processus de certains rapports sociaux, de productions et de classes."
Références sonores
- Lecture d'un extrait de Poème au roi Robert d'Adalbéron de Laon (1027)
- Le bourgeois gentilhomme de Molière, mise en scène par Jean Meyer (1958)
- Interview de Bernard Arnault dans Stupéfiant! autour de sa famille et du capital culturel, 1er décembre 2016
Références musicales
Privilège - Ninho (2020)
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