Comment repenser la place de la nature dans la science économique ?
- Arnaud Orain Professeur d'économie à l'Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
- Harold Levrel Économiste de l’environnement, professeur à l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech) et chercheur en économie écologique au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired).
Nature et économie ont partie liée : l’économie renvoie chez les Grecs en premier lieu à l’organisation du foyer, tandis que l’écologie est la connaissance de ce foyer. On saisit que la nature est donc l’élément constitutif du fonctionnement économique. La crise climatique pose pourtant la question du découplage des systèmes économiques et de l’environnement. Un chiffre du WWF, calculé chaque année, nous indique que nous aurions besoin d’1,7 fois les ressources planétaires pour soutenir nos modes productifs, signe d’une désynchronisation et d’une “dette écologique” des systèmes économiques à l’égard de la nature.
Économie et nature, un divorcé consommé ?
La science économique naissante, chez les physiocrates notamment, s’est développée autour de ce partage entre nature et économie, faisant de la nature une ressource à exploiter, analysable en termes de production et non plus pour elle-même : de partenaire, la nature est devenue subordonnée, Arnaud Orain nous explique "du point de vue théorique, cela commence au XVIIe siècle, en particulier avec Descartes, et l'idée selon laquelle il existerait quelque chose qui est extérieur à nous qui s'appellerait nature et dans laquelle on pourrait puiser, mais c'est réellement avec la naissance de l'économie politique, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, que cette idée de nature pleine de ressources va s'imposer. L'économie politique, cette science nouvelle, va fortement contribuer à ce que l'anthropologue Philippe Descola appelle la naissance du naturalisme, c'est-à-dire l'idée selon laquelle l'être humain est extérieur à quelque chose d'autre, qui serait les autres espèces". Alors que s'impose l'économie politique, une autre discipline se développe, concurrente de l'économie politique, c'est-à-dire la science du commerce, Arnaud Orain ajoute "cette science du commerce, ou savoir économique, ne se base pas sur une conception transcendantale, elle ne se base pas sur une théorie des lois naturelles, comme le font les Physiocrates, elle se base sur de savoirs vernaculaires. Les savoirs des paysans, des fermiers, des artisans, des grands négociants, ces savoirs fournissent une matière, qui est celle de cas particuliers. Et ces cas particuliers, vient de l'art des marchands. La science du commerce se base sur des déterminismes locaux, ce qu'on appellerait aujourd'hui des écosystèmes". Harold Levrel précise "le XIXe siècle est marqué par une volonté croissante des économistes de rationaliser leur discipline, pour en arriver à la science économique moderne, avec le courant dit néoclassique, qui met complètement de côté la nature. Petit à petit, la logique consiste à dire que la valeur ne vient pas de la nature, elle vient du travail humain et à la fin du 19e siècle, l'idée qui s'impose est que la valeur est basée sur une tension entre l'offre et la demande, à travers la notion de rareté. Paradoxalement, alors que la notion de rareté devient une notion essentielle de la discipline économique, elle met totalement de côté l'idée de la rareté de la nature".
La fin d’un “grand partage” : penser l’économie par-delà nature et culture
Si la nature est finalement encore emprisonnée dans le statut de ressource, des expérimentations théoriques en économie plus récentes, visant à intégrer la nature ou à la valoriser, envisagent une coévolution et un développement plus respectueux du rythme du vivant. Harold Levrel nous explique "on peut dater un retour de l'interdisciplinarité dans le champ de l'économie à partir du rapport Meadows "Halte à la croissance" du début des années 1970. A la suite de ce rapport, on a plusieurs mouvements qui affirment la nécessité de reconnecter les disciplines entre elles pour appréhender un des nouveaux enjeux qui est celui des risques d'effondrement. Des auteurs comme Ignacy Sachs vont prôner de nouvelles démarches, clairement systémiques et interdisciplinaires et fondées sur une vision partant plutôt du vivant pour penser le changement et non pas de la physique". Arnaud Orain ajoute "ce changement de notre relation aux autres espèces est important. En effet, depuis quelques décennies nous accordons de plus en plus de droits aux non humains, à certains d'entre eux. Nous accordons également des personnalités juridiques et morales à des fleuves ou des forêts. Cela signifie que ce naturalisme dont parle Philippe Descola, cette idée de séparation entre nous humains et le reste, la nature est en train de s'effriter. On est en train de basculer vers quelque chose d'autre et c'est pour cela qu'il faut revenir à une période antérieure au 19e siècle, c'est-à-dire à un moment où le naturalisme, cette idée selon laquelle il y a un monde extérieur à l'être humain, commence à être dominant, mais pas complètement. D'autres rapports à la nature et aux espèces vivantes coexistent au moins jusqu'au début du 19e siècle dans la pensée occidentale, d'où l'utilité d'aller retrouver ces savoirs qui étaient fondamentaux pour un certain nombre de praticiens et de savants du début de l'époque moderne".
Pour aller plus loin
- Arnaud Orain : Les savoirs perdus de l’économie. Contributions à l’équilibre du vivant (Gallimard, 2023)
- Harold Levrel et Antoine Missener : L'économie face à la nature. De la prédation à la coévolution (Les petits matins, 2023)
Références sonores
- Lecture Métaphysique d’Aristote, livre XII, X, 236
- Extrait du film Le Lorax ,de Chris Renaud et Kyle Bald (2012)
- Cohabiter avec le loup dans le parc du Mercantour, Extrait du journal de 13h, 24 juillet 2008
- Philippe Descola dans le “ Grand Face-à-Face”, France Inter, le 15 octobre 2022
Références musicales
- Le lac de Saint-Sébastien, par Anne Sylvestre
- Nocif, par Hamza
L'équipe
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- Emma TailleferStagiaire