Depuis 2019, le Liban est plongé une crise économique sans précédent. Défaut de paiement de sa dette souveraine, dépréciation de sa monnaie, baisse des salaires, pauvreté endémique... Rien ne semble épargner ce pays étranglé par un État clientéliste et une classe politique minée par la corruption.
- Aurélie Daher Enseignante-chercheuse à Paris-Dauphine et à Sciences Po Paris
- Lydia Assouad Doctorante à l'Ecole d'Economie de Paris et chercheuse associée au World Inequality Lab
Cette semaine nous entamons une nouvelle série consacrée aux états faillis, soit ces états qui ne parviennent plus à maintenir leur autorité ou qui font faillites à l'instar d'une entreprise. Notre voyage nous mènera en Afghanistan, dominée par le régime des Talibans et au Zimbabwe, ancienne puissance agricole déchue. Mais d'abord, direction le Liban où la population est prise en otage par les banques.
Pour en parler, Tiphaine de Rocquigny reçoit Lydia Assouad, économiste**,** doctorante à l'Ecole d'économie de Paris et Aurélie Daher, politiste, enseignante-chercheuse à l’Université Paris-Dauphine et Sciences Po Paris, spécialiste du Liban, et notamment du Hezbollah.
Une crise économique et sociale liée à une élite qui a dilapidé l'Etat
Selon Aurélie Daher, "le Liban traverse aujourd'hui la pire crise de son histoire. Il s'agit d'un phénomène absolument inédit lié au fait que liens entre économique et politique se sont extrêmement resserrés dans le pays. Le système politique est donc aujourd'hui complètement dominé par le système bancaire, dans le sens où banques libanaises détiennent un puissant pouvoir de décisions, accaparant ainsi l'essentiel du pouvoir souverain qui appartient pourtant naturellement à l'Etat. On a souvent tendance à dire que les élites politiques sont les uniques responsables de la situation, mais il est central de bien se rendre compte de l'hégémonie des institutions bancaires dans l'évolution politique pays. Cette situation est liée à la logique d'endettement suivie à la sortie de la guerre civile par les gouvernements successifs en vue de reconstruire le Liban. En ouvrant les vannes du surendettement auprès des banques nationales, le pouvoir a largement endetté l'état auprès d'un système extrêmement fort. L'économie libanaise repose presque exclusivement sur le secteur tertiaire et bancaire et cette logique de surendettement a donc permis aux banques de prendre en otage et de dicter ses lois au pouvoir politique".
Selon Lydia Assouad, "le Liban est un pays qui se présente, même historiquement, comme très inégalitaire. Bien qu'il soit compliqué de produire des données fiables dans ce pays, on a réussi à montrer que les 1 % les plus aisés perçoivent 25 % des richesses nationales. On retrouve donc une structure sociale extrêmement polarisée entre des groupes aux niveaux de vie supérieurs ou égaux à ceux que l'on retrouve dans les pays développés et d'autres qui vivent dans une pauvreté extrême. L'accumulation des crises politique, économique, financière et sanitaire a, aujourd'hui, largement fragilisé, voire détruit la classe moyenne libanaise qui est largement tombée sous le seuil pauvreté. 80% de la population peut donc être considérée comme pauvre".
Selon Aurélie Daher, "si on devait élaborer une schéma explicatif pour comprendre les origines profondes de la crise actuelle, on pourrait développer quatre pistes de réflexion. Premièrement, la politique de réconciliation post-guerre civile s'est faite sur l'amnésie et l'absolution des crimes de guerre. Ainsi, aucun chef de milice n'est passé devant un tribunal. Pour que les milices mafieuses, qui faisaient beaucoup de profits pendant la guerre, abandonnent les armes, il fallait alors leur promettre qu'ils allaient obtenir encore plus de revenus et de pouvoirs politiques en temps de paix. De plus en plus impliqués dans les sphères institutionnelles, ils ont donc importés leurs pratiques mafieuses au cœur de l'appareil étatique et ainsi procédé à des détournements de fonds massifs. Deuxièmement, on peut aussi noter la tutelle syrienne à partir des années 1990 qui a eu, sur le pays, un impact majeur dans le renforcement des pratiques de pots de vin. Enfin, la politique de reconstruction du pays, menée par des entreprises de BTP appartenant directement au Premier ministre Rafiq Hariri a également contribué à enrichir une partie de la classe politique tandis que plus récemment, la crise des réfugiés syriens a aggravé le déficit des finances publiques".
Pour Lydia Assouad, "le Liban est un exemple typique de capitalisme de connivence, où élites économiques et politiques sont extrêmement liées. Ainsi, 18 des 20 banques nationales comptent des actionnaires appartenant à la classe politique et 43% des actifs financiers du pays leur appartiennent. Ils n'ont donc aucun intérêt à désendetter le pays puisque cela pourrait avoir des conséquences sur leurs propres revenus. Il s'agit d'un système d'enrichissement direct, qui s'est mis en œuvre au début de la période de reconstruction. La dette publique étant financé au travers de taux d'intérêts artificiellement très importants et étant détenue principalement par des banques libanaises, celle-ci a servi d'instrument d'enrichissement pour toute la classe politique. L'argent public est donc passé dans le financement de cette dette, et par extension dans l'enrichissement des élites, au détriment de celui des services sociaux ou hospitaliers".
Quelles sont marges de manœuvre et solutions pour secourir un pays corrompu et en faillite ?
Selon Lydia Assouad,"des changements structurels majeurs nécessaires pour éviter le désastre économique qui s’annonce, mais aussi pour sortir de l’impasse politique dans laquelle le Liban se trouve depuis la fin de la guerre civile. Une des solutions pourrait venir d'une réforme fiscale ambitieuse étant donné que l'ensemble du système fiscal libanais est fait à l'avantage des plus riches. L'ensemble des revenus fiscaux viennent des taxations indirectes, comme celle sur les produits de consommation courante, qui impacte alors principalement les populations les plus pauvres. Il faudrait ainsi renforcer la place de la progressivité directe au sein des revenus de l'état en augmentant les impôts des plus riches. Une véritable révolution est absolument nécessaire pour changer les choses au Liban; révolution dans le sens de réformes économiques, politiques, fiscales et bancaires profondes".
Pour Aurélie Daher, "la fiscalité directe reste toutefois une source d'inquiétudes car il serait difficile de l'imposer partout sur le territoire. Cette réforme pourrait être surement menée à Beyrouth, mais certaines régions du pays appartiennent directement à des groupes armés ou des chefs de milices très puissants qui refuseraient de se plier au paiement des impôts. Par exemple, dans certaines régions, beaucoup de libanais ne payent absolument pas l'électricité car les fonctionnaires déployés pour obtenir le paiement des factures n'arrivent tout simplement à rentrer dans certains territoires".
Pour aller plus loin
" L’économie rentière du Liban a engendré des niveaux d’inégalité extrêmes", Tribune de Lydia Assouad au Monde, 18 novembre 2019
Références sonores
- Lecture d'un extrait de Beyrouth 2020. Journal d’un effondrement de Charif Majdalani (2020)
- Extrait du film Capharnaüm de Nady Nabaki (2018)
- Le Liban au bord du gouffre, France Culture, 5 juin 2020
- Riad Salamé, gouverneur de la banque du Liban sur France 24, 1er août 2021
- L'histoire de Abdallah Assaii et de son compte bancaire, 23 janvier 2023
Références musicales
Douss - Yasmine Hamdan (2017)
Hell of a woman - Papooz (2022)
L'équipe
- Production
- Réalisation
- Production déléguée
- Collaboration
- Collaboration