Un interventionnisme made in France  : épisode 1/3 du podcast Quand l'État s’en mêle

Atelier de construction des TGV à Belfort, septembre 1981
Atelier de construction des TGV à Belfort, septembre 1981 ©Getty - Bernard CHARLON / Contributeur
Atelier de construction des TGV à Belfort, septembre 1981 ©Getty - Bernard CHARLON / Contributeur
Atelier de construction des TGV à Belfort, septembre 1981 ©Getty - Bernard CHARLON / Contributeur
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Comment la France s’est-elle départie de son interventionnisme post-Seconde guerre mondiale, avec un État puissant sur le volet budgétaire et guidant l’action de la politique monétaire ?

Avec
  • Anne-Laure Delatte Économiste, chercheuse au CNRS, membre du laboratoire LEDa de l'université Paris-Dauphine, spécialiste de la finance, des paradis fiscaux et de la zone euro
  • Elie Cohen Economiste, directeur de recherche au CNRS

Peut-on parler d’un nouvel interventionnisme ? Alors que l’Etat est sans cesse décrié pour ses politiques de baisse des dépenses, de coupes, pour ses politiques libérales en général, il n’a en fait jamais ou presque été aussi présent dans l’économie depuis la Seconde guerre mondiale. L’interventionnisme est bien de retour - si tant est que le tournant libéral des années 70 à 90 ait eu lieu - et il sera incontournable dans le contexte de la transition écologique.

D'un interventionnisme industriel à une politique de l'offre désordonnée

Elie Cohen nous explique "après la Seconde guerre mondiale, la France s'était trouvée démunie en raison de la faiblesse de sa capacité industrielle. Et donc au sortir de la guerre, on a véritablement bâti un Etat industriel, c'est-à-dire que l'Etat s'est doté d'une stratégie de développement en définissant des secteurs dans lesquels il voulait à la fois rattraper le retard et avoir une maîtrise technologique. Il a pour cela créé des centres de recherche dans les télécoms, dans le spatial, il a mis au service du financement de l'industrie les guichets du Trésor. Il a utilisé l'argent du Plan Marshall pour financer davantage le développement industriel que la reconstruction elle-même. Il y a eu ce que j'ai appelé un "Etat colbertiste" qui est à la base de la création de nos grands champions nationaux tels que Alcaltel, EDF, France Télécom, la Compagnie générale d'Electricité, etc. Ce modèle s'est beaucoup développé au point que ces champions nationaux sont devenus mondiaux, ils sont devenus internationaux. Et puis au tournant des années 80, on a estimé que l'Etat devait se désengager et moins intervenir directement dans le système productif".

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Anne-Laure Delatte ajoute "dans les années 70 et 80, l'Etat se transforme. Auparavant avait un Etat stratège, très interventionniste, avec une planification industrielle. Par la suite, l'Etat continue à dépenser et même plus, pour les entreprises, il y a là un grand malentendu car l'Etat intervient davantage aujourd'hui. Des entreprises comme Total ou l'Oréal reçoivent beaucoup plus d'argent via un peu de subventions directes, mais surtout via des exonérations fiscales et sociales. L'Etat devient un régisseur de marché, il va se mettre au service du marché. Il y a vraiment un grand changement philosophique à partir des années 70 qui va être d'ailleurs repéré par Michel Foucault. C'est intéressant de constater que c'est un philosophe qui voit ce changement de régime économique et de régime de l'action publique, on considère alors que le marché c'est mieux que l'Etat. En fait, la grande transformation, c'est l'arrivée du marché, la libéralisation mais le grand malentendu c'est de penser que l'Etat à ce moment-là se retire. Or, il ne se retire pas, il se met au service du marché".

Politique monétaire et transitions

L'Etat intervient donc dans l'économie, c'est aussi le cas de la Banque centrale, historiquement la Banque de France a mené une politique industrielle, Anne-Laure Delatte explique "la Banque de France, qui aujourd'hui fait partie du système monétaire européen, c'est la banque centrale de la France depuis 1800. Elle devient publique au sortir de la seconde guerre mondiale et elle fait partie de ce qu'on appelle le circuit du Trésor. C'est-à-dire qu'elle est sous l'égide du ministère des Finances et elle est vraiment le bras financier de la planification. Concrètement, le Trésor indique à la Banque de France quels sont les secteurs prioritaires à financer, c'est-à-dire donner du crédit aux entreprises concernées. On peut mesurer ces données en regardant le bilan de la Banque de France, et on s'aperçoit que cela représentait 10 % du PIB. C'est donc 10 % du PIB qui circule dans l'économie et qui est du financier monétaire vraiment publique. Ce pourcentage baisse depuis les années 70 avec la libéralisation et radicalement en 1993 quand la Banque de France devient indépendante et qu'on commence à rentrer dans le système monétaire européen, mais il y a une énorme rupture après les années 2010 et aujourd'hui la Banque de France intervient autant dans l'économie que dans les années 60. Voire même deux fois plus, si on regarde le bilan de la Banque de France aujourd'hui, cela représente 20 % du PIB. L'action politique monétaire est extrêmement forte, mais la grande différence c'est que la Banque de France n'est plus sous l'égide de Bercy, ni sous l'égide de la planification, mais au service du marché. Elle applique ce qu'on appelle la neutralité de marché".

Concernant le financement de la transition écologique, Elie Cohen ajoute "idéalement il faudrait cibler davantage les aides en essayant de les optimiser d'un point de vue écologique et social. A moyen et long terme, je parierai davantage sur l'innovation et sur l'adaptation des entreprises au "signal prix". Récemment, on a vu comment les entreprises ont été capables assez rapidement, en raison de la hausse du prix du gaz et du pétrole, de changer leur process de production et de baisser leur consommation d'électricité. On peut faire le parallèle avec les chocs pétroliers des années 70, on constate qu'il y a eu de vrais changements dans les modes de production à cette époque".

Pour aller plus loin

  • Anne-Laure Delatte : L’Etat droit dans le mur. Rebâtir l'action publique (Fayard, 2023)
  • Elie Cohen : Souveraineté industrielle. Vers un nouveau modèle productif (Odile Jacob, 2022)

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