

La profession d'ingénieur sous influence britannique en Inde s'indianise jusqu'à l'indépendance ; les ingénieurs, sortant des écoles les plus prestigieuses, ont pour vocation de moderniser le pays. Aujourd'hui, c'est sur la scène informatique et high tech qu'ils s'illustrent aux yeux du monde...
- Roland Lardinois
- Bérénice Girard Sociologue, chercheuse post-doctorale à l’Université de Stavanger en Norvège
C'était l'un des paris des leaders de l'indépendance indienne : faire de leur pays une nation d'ingénieurs. À l'époque coloniale, la profession d'ingénieur était dominée par les Britanniques, mais elle commence à s'ouvrir aux Indiens dès le XIXᵉ siècle. Aujourd'hui, les informaticiens se comptent par millions dans le pays et les capitales de la tech ont vu le jour, comme Bangalore, Hyderabad ou encore Chennai. Comment l'Inde est elle devenue une superpuissance technologique?
Ingénieur, une profession qui s'indianise
Sous domination britannique, la profession d'ingénieur concerne avant tout les militaires de l'East India Company, compagnie privée peu à peu sous l'emprise de la Couronne. Les premières écoles d'ingénieur ouvrent ensuite sur les quatre coins du territoire sur un modèle britannique, et des grands travaux de modernisation de la colonie se mettent en place. Le poste d'ingénieur civil s'ouvre progressivement aux Indiens, qui n'occupent alors que des positions subalternes. Mais la profession s'indianise davantage au tournant du XXe siècle. Roland Lardinois explique que "de grandes figures vont émerger, qui témoignent à la fois de la difficulté pour ces Indiens très brillants et diplômés de faire une pleine carrière dans l'administration britannique et en même temps qui témoignent de leur essor. Mokshagundam Visvesvaraya, par exemple, est à l'origine d'innovations en matière sanitaire, de construction, etc."
Les ingénieurs des travaux publics entretiennent un certain patriotisme dans la mesure où ils se sentent investis d'une mission accordée par l'Etat : celle de participer activement au développement du pays. Mais l'émergence d'une conscience environnementale suscite les réserves de certains vis-à-vis du bien-fondé de leur travail. Pour Bérénice Girard, "il y a toujours eu au sein de la profession d'ingénieur en Inde, des débats autour de ce modèle de développement et en particulier autour des grands projets de barrage, des projets de grands barrages. Dans les années qui suivent l'indépendance, les voix qui s'y opposent au sein de la profession sont très vite marginalisées. Dans les années 60, le contexte évolue un peu. Certains ingénieurs vont promouvoir un modèle de développement plus respectueux de la nature, plus respectueux des savoirs locaux et qui favorise des technologies dites appropriées."
L'Inde, vivier des cerveaux en informatique
Depuis les années 1940, l'Inde se tourne déjà vers le secteur électronique à partir du développement de cartes perforées et la fabrication des premiers ordinateurs, tandis que dans les années 1970s les premières entreprises d'informatiques essaiment. La libéralisation de l'économie de l'Inde suite à la crise financière et politique des années 1980 et 1990 laisse le champ libre au secteur privé qui s'empare du secteur informatique. Une forte demande en ingénieurs technologues profite au sous-continent indien. Par conséquent de nouvelles écoles sont construites. Selon Bérénice Girard, "on passe d'un marché de l'enseignement supérieur qui comprend environ 500 écoles d'ingénieurs dans les années 90 à plus de 3000 au début des années 2000 (...) Et les conséquences sur l'enseignement s'en ressentent : les enjeux évidemment très lourds sur la qualité des formations, qui sont liées aussi à une pénurie d'enseignants."
23 Indian Institutes of Technology (les premiers apparaissent dans la foulée de l'Indépendance, sur le modèle du MIT) ainsi qu'une cinquantaine d'écoles les plus élitistes apparaissent comme des Saint-Graal pour nombre d'étudiants, qui sont confrontés à un système d'admission particulièrement sélectif et qui pour certains se tournent vers le "coaching" (une forme de prépa privée). C'est qu'intégrer un IIT offre de juteuses perspectives de carrière, notamment à la Silicon Valley. Roland Lardinois raconte qu' "on a des exemples de carrières d'ingénieurs indiens chez Microsoft ou chez IBM. Le cas d'IBM est tout à fait intéressant. Ce sont des ingénieurs qui ont été formés dans des Institutes of Technology. Dans le cas de Sundar Pichai, PDG de Google, d'origine tamoule dans le sud de l'Inde, il a réussi le concours d'entrée à Kharagpur, à côté de Calcutta (...) En général, tous ces étudiants vont partir aux États-Unis dans les années 70-80 pour poursuivre leurs études technologiques et y ajouter en général un diplôme de management d'une grande école et ensuite rentrer très tôt dans ce qu'on appelle aujourd'hui les GAFA." Satya Nadella, PDG de Microsoft, est un cas particlier, n'étant pas passé par la voie royale du IIT.
La jeunesse indienne est profondément marquée par cette culture nationale de l'ingénieur ; jusqu'à ce qu'un marché littéraire se développe, le Engineering Novel, porté par des auteurs eux-mêmes passés par les bancs des IIT comme Chetan Bhagat.
Pour approfondir
Les Mondes de l'ingénieur en Inde (XIXe - XXIe siècle), sous la direction de Charles Gadea et Roland Lardinois, publié en 2022 aux éditions Classiques Garnier
Références sonores
- Discours des serpents et des souris du Premier Ministre indien Modi, mars 2015, MBC
- Extrait d'une lecture de Witness to an Era: India 1920 to the Present Day de Frank Moraes, 1973
- Interview de l'ingénieur militant Guru Das Agrawal qui entame une grève de la faim pour protester contre les politiques d'aménagement du Gange, reportage Down to Earth, septembre 2018
- Discours de Sundar Pichai, PDG de Google, 10 juin 2020
Références musicales
Memory Box, des Indiens Peter Cat Recording Co., 2019
Something on your mind - Karen Dalton (1971)
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