La démocratie a plusieurs ennemis, dont des ennemis "invisibles" mais identifiés, comme le numérique et les réseaux sociaux. Deux spécialistes, David Chavalarias et Jean-Gabriel Ganascia, en parlent avec Antoine Garapon.
- David Chavalarias
- Jean-Gabriel Ganascia Professeur à la faculté des sciences de Sorbonne Université et Président du comité d’éthique du CNRS
La démocratie a plusieurs ennemis : certains sont bien identifiés comme ses adversaires idéologiques qui n’en partagent pas les principes sans parler de ceux qui prennent les armes contre elle. Mais elle a également d’autres ennemis plus invisibles et surtout plus familiers, d’autant plus difficiles à identifier qu’ils sont insensibles et ambivalents comme les fameuses « technologies duales ». J’ai nommé bien entendu le numérique et les réseaux sociaux. Alors qu’avec ses ennemis précédents, la démocratie n’avait aucun mal à identifier ses ennemis, tant les lignes de front étaient claires, aujourd’hui, les menaces qui pèsent sur elle sont contre-intuitives car la fermeture se love dans l’ouverture, l’hostilité est indissociable de la proximité, le danger n’est plus extérieur mais intérieur, très intérieur, même, car il faut le chercher dans l’intimité de nos vies, là où se forgent les opinions, là où se bâtit notre rapport au monde.
À un moment où approchent des élections majeures pour notre République, c’est donc à un travail salutaire d’identification de ces nouvelles menaces liées au numérique qui pèsent sur la démocratie que vous invite Esprit de justice à partir de deux livres publiés tout récemment, Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions (Flammarion, 2022) de David Chavalarias qui est mathématicien, directeur de recherche au CNRS et au CAMS (EHESS) et Servitudes virtuelles (Seuil, 2022) de Jean-Gabriel Ganascia, informaticien et philosophe.
David Chavalarias "Il y a quelque chose qui est vraiment très important, notamment sur les réseaux sociaux. Il faut bien comprendre que la manière dont on change nos opinions, nos attitudes, se fait en échangeant avec les autres. Et donc, ce à quoi nous sommes exposés va avoir une influence déterminante sur ce que nous allons devenir. Or, quand vous êtes en ligne sur les réseaux sociaux, ce à quoi vous êtes exposé, en général, ce n'est pas vous qui le choisissez. [...] Les contenus qui vont vous influencer, ont été édités, sélectionnés, par les grands réseaux sociaux en fonction de leurs intérêts propres. [...] En fait, les contextes sont artificiels."
Jean-Gabriel Ganascia "Aujourd'hui, on est capable d'adresser une information à chaque individu, de la transformer, de cibler, de profiler les individus, ce qui fait que l'on a une société qui est de plus en plus éclatée parce que chacun a reçu une information différente, une façon de présenter l'information qui est différente. Donc, on risque d'être dans une société où l'on ne s'entendra plus parce qu'il n'y aura plus d'espace commun à partir duquel on pourra débattre."
Jean-Gabriel Ganascia "Le paradoxe que nous vivons aujourd'hui avec le numérique, c'est que nous n'avons jamais été aussi libres, plus exactement, la liberté d'expression est beaucoup plus forte que celle qui pouvait exister auparavant parce que tout le monde peut écrire, diffuser de l'information, mais ça n'a jamais été aussi facile. Il n'y a pas de censure, du moins pas de contrôle a priori."
Pour en savoir encore un peu plus
- Page personnelle de David Chavalarias à l'ISC-PIF (Institut des Systèmes Complexes - Paris Ile de France) ainsi que sa page twitter.
- Page du politoscope, créé par David Chavalarias.
- Un MOOC de David Chavalarias (Juin 2017) sur Systèmes complexes et société numérique.
- Pages personnelles de Jean-Gabriel Ganascia : au CNRS (Président du Comité d'éthique), sur wikipédia, sa page twitter.
- Les publications de Jean-Gabriel Ganascia (site du LIP6 - laboratoire de recherche en informatique - Sorbonne-Université).
- A lire, l'article Jean-Gabriel Ganascia : « L’intelligence artificielle est devenue un outil indispensable pour la police » du 21 octobre 2021 (Site du Parisien / Aylin Ho).
- A visionner, une vidéo " L'intelligence artificielle, qu'est-ce que c'est ? " par Jean-Gabriel Ganascia (chaîne You tube Fermat science).
- Page wikipédia d'Herbert Marshall McLuhan, professeur de littérature anglaise et théoricien de la communication, un des fondateurs des études contemporaines sur les médias.
- Page wikipédia sur le concept d'homophilie.
David Chavalarias "Ce qui est vraiment très différent dans le monde numérique par rapport au monde physique, c'est que non seulement il y a ces homophilies, mais en plus, elles sont facilitées, amplifiées par tout ce qui est algorithme de recommandations. [...] C'est une cuisine qui est complètement opaque, mais qui a un impact immense sur l'information des liens sociaux et de la consommation culturelle."
Jean-Gabriel Ganascia "On a affaire à des grands acteurs de l'internet qui quelquefois nous disent qu'ils vont essayer de corriger, de filtrer, d'éliminer l'information, éventuellement les fausses nouvelles (infox ou fake news), mais le responsable de ces circulations d'informations délétères, c'est le modèle économique sur lequel repose ces grands acteurs qui les conduit à inciter à la circulation de l'information."
Extraits musicaux
> Choix musical de David Chavalarias : " L 'odeur de l'essence" de Orelsan - Album "Civilisation" (2021).
> Choix musical de Jean-Gabriel Ganascia : " If I had a hammer" (The hammer song) écrite par Pete Seeger et Lee Hays en 1949 - interprétée par The Weavers.
Jean-Gabriel Ganascia "C'est notre moi profond qui commence à être pénétré et modifié avec les techniques de l'intelligence artificielle. L'objectif, en tout cas avoué, d'un certain nombre de grands acteurs du numérique comme Elon Musk, c'est d'éventuellement mettre des dispositifs électroniques dans notre cerveau pour modifier automatiquement notre conscience. C'est quelque chose d'extrêmement inquiétant !"
David Chavalarias "Il y a une asymétrie entre démocratie et dictature, car dans la dictature, leur environnement numérique est fermé : la Chine a son propre Google, son propre twitter, etc. Ils contrôlent totalement les environnements numériques. En fait, les environnements numériques démocratiques sont ouverts à la liberté d'expression, et donc, là, se glisse tout un ensemble d'acteurs qui vont pouvoir amplifier les divisions au sein des démocraties."
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