Syrie/Ukraine : une nouvelle forme de "guerre par les crimes" ?

Syrie/Ukraine : jusqu'où ces deux guerres sont-elles similaires ?
Syrie/Ukraine : jusqu'où ces deux guerres sont-elles similaires ? ©Getty - © duncan1890 / Coll. E+ / © Elena González Hontoria / Coll. EyeEm
Syrie/Ukraine : jusqu'où ces deux guerres sont-elles similaires ? ©Getty - © duncan1890 / Coll. E+ / © Elena González Hontoria / Coll. EyeEm
Syrie/Ukraine : jusqu'où ces deux guerres sont-elles similaires ? ©Getty - © duncan1890 / Coll. E+ / © Elena González Hontoria / Coll. EyeEm
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Les Occidentaux ont fait preuve d’une indifférence coupable à ce qui se déroulait en Syrie, et qui n’est d’ailleurs pas terminé. Trois spécialistes et observateurs, Farouk Mardam-Bey, Michel Duclos et Joël Hubrecht, en discutent avec Antoine Garapon.

Avec
  • Farouk Mardam-Bey Directeur de la collection Sindbad aux éditions Actes Sud
  • Michel Duclos Ancien ambassadeur de France en Syrie, conseiller spécial à l’Institut Montaigne
  • Joël Hubrecht Responsable de suivi scientifique et de programme à l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice

C’est donc notre conscience qu’a voulu réveiller un livre qui vient de sortir, intitulé : Syrie : le pays brûlé. Le livre noir des Assad. La réveiller, pas uniquement pour des raisons morales, mais parce que cette compréhension de ce qui s’est passé dans cette guerre lointaine éclaire notre présent et notamment la guerre en Ukraine.

Michel Duclos "Ce qui m'a le plus frappé, dans le cas syrien, c'est la perversité du tyran. [...] Quand Assad a repris les rênes du pouvoir des mains de son père, en 2000, il y avait des gens dans les prisons, des gens torturés. Un homme de sa génération aurait pu mettre un bémol à tout ça, car il n'y avait plus de soulèvement, plus de vraie opposition, les Frères musulmans avaient disparu. [...] Il y a un côté, torturer pour le plaisir de torturer. C'est ça la perversité du tyran. [...] Et donc ce que nous avons fait collectivement, nous Occidentaux, à l'égard de la Syrie, c'est d'accepter la légitimité d'un traitement pervers de l'humanité."

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Joël Hubrecht "Ce qui me paraît tragique, c'est que cette dictature s'est mise en place en 1970 et qu'on a l'impression d'un cauchemar sans fin qui pousse au désespoir toute une population. [...] On est dans ce déchirement entre ce désespoir sans fond et cette force malgré tout de résistance."

Farouk Mardam-Bey "Ce qui est particulier en Syrie, c'est la durée, c'est une tuerie qui dure depuis plus de dix ans sous les yeux du monde entier, et qui continue aujourd'hui ! [...] Il y a toujours des bombardements, des morts, des blessés, des handicapés, en 2022, et pourtant, on est dans une région particulièrement sensible du monde où les regards ont toujours été braqués sur le Moyen-Orient."

Nous sommes frappés, en effet, des points communs entre ces deux guerres et notamment de ce mélange de provocation, de terreur et d’inhumanité en s’attaquant prioritairement aux lieux de soin (les hôpitaux), d’éducation (les écoles) comme si, plus encore qu’un peuple, ce qu’il voulait détruire, est ce qui caractérise le soin porté aux autres : aux malades et aux enfants.

Michel Duclos "Il y a une part d'imitation des Occidentaux : dans la mentalité russe, ce qui fait une grande puissance, c'est de violer le droit international dont il est censé être le garant. [...] C'est ce qu'ont fait les Etats-Unis, donc c'est ce qui paraît définir les grandes puissances."

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L’irrespect du droit n’est plus une simple facilité mais devient une véritable manière de faire la guerre. Quels enseignements tirer de la guerre de Syrie pour mieux comprendre la guerre d’Ukraine ?

Michel Duclos "On ne peut pas s'empêcher de penser que ces gens sont les descendants de populations persécutées, très pauvres, qui dans la montagne crevaient de faim. Et l'exploit pour un chef de famille alaouite, c'était de descendre dans la vallée, d'égorger quelqu'un de passage qui avait un peu d'argent, et de revenir au village avec un butin. Et donc, c'était ça l'honneur d'un chef de famille alaouite. [...] Chez eux, la cruauté, c'est ce qui définit leur honneur."

C'est le débat que propose Esprit de justice qui réunit Farouk Mardam-Bey, directeur des éditions Sindbad chez Actes Sud, coauteur de Dans la tête de Bachar al-Assad (Actes Sud, 2018), coéditeur du Livre noir des AssadMichel Duclos, ancien diplomate, ambassadeur de France à Damas de 2006 à 2008, actuellement conseiller spécial à l’Institut Montaigne, auteur de plusieurs essais dont La longue Nuit Syrienne (éditions de l’Observatoire, 2019), et Joël Hubrecht, responsable de programmes à l'Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ), membre du comité de rédaction de la revue Esprit, codirecteur du Livre noir des Assad avec Catherine Coquio, Naïla Mansour et Farouk Mardam-Bey.

Joël Hubrecht "Au-delà de la figure du chef, Poutine et de Bachar al-Assad, il y a le système, mais il y a aussi beaucoup de similitudes dans ces deux régimes, à la fois l'importance des services secrets qui est fondamentale, et puis cette combinaison avec les milieux mafieux."

Michel Duclos "Si vous faites la comparaison entre la Syrie et l'Ukraine, vous voyez des similitudes, qui, d'une certaine façon, ont handicapé les Russes. Ils se sont trouvés dans la posture classique du vainqueur encouragé par ses succès passés, qui croit que les recettes peuvent s'appliquer à d'autres théâtres. [...] Et puis, surtout, la grande différence c'est la réaction de l'Occident : nos opinions publiques, parfois nos élites, beaucoup de gens pensent que "ces gens-là se sont toujours entretués, ce sont des islamistes, ce n'est pas très grave". Quant aux Ukrainiens, petit à petit, on s'est rendu compte qu'ils étaient comme nous. Avec les Syriens, on ne s'est jamais rendu compte qu'ils étaient comme nous !"

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Joël Hubrecht "En Ukraine, il y a eu une réaction et une mobilisation sur le terrain de la justice, dont les défis sont immenses. Il reste à voir s'ils peuvent déboucher sur des procès. Mais en Syrie, l'impunité est quasi complète."

Farouk Mardam-Bey "La Syrie a servi de répétition générale, de brouillon à ce qui s'est passé après. [...] Quand on voit le décompte des victimes en Syrie, c'est infiniment moins important que ce qui se passe en Ukraine aujourd'hui, mais de fin septembre 2015 à fin septembre 2021, on a compté 6 900 victimes civiles dues aux bombardements russes. [...] Les avions, après être passés une première fois et avoir tué, revenaient à la charge un quart d'heure ou 30 minutes après, pour tuer les gens qui essayaient de sauver des blessés, d'évacuer des cadavres... C'est une volonté délibérée de tuer le plus grand nombre de gens, de terroriser et de déplacer la population."

Joël Hubrecht "La collecte des preuves est une chose fondamentale. La question de la justice est absolument au cœur de ce qui se joue aujourd'hui, parce qu'on n'a pas seulement une guerre interétatique entre la Russie et l'Ukraine, on n'a pas seulement un régime qui réprime une population qui se soulève, on a une violation du droit international, une défaillance des organisations internationales du fait qu'un Etat, membre permanent, utilise des voix (le droit de veto), et viole toutes les normes et les limites du droit international."

Pour aller plus loin

Farouk Mardam-Bey "J'ai un grand espoir en voyant la création littéraire et artistique syrienne, aujourd'hui, aussi bien à l'intérieur du pays que dans la diaspora, [...] en arts plastiques, en musique, une création formidable et je crois qu'on va être connus dans le monde entier au fur et à mesure que c'est publié, que c'est diffusé, car il y a aujourd'hui des moyens de diffusion qui n'existaient pas auparavant. [...]  C'est en tout ça que j'ai l'espoir, ce n'est pas sur le terrain militaire, bien qu'une défaite de la Russie en Ukraine soit une chose absolument extraordinaire, aussi pour les Syriens."

Références citées

Extraits musicaux

>> Morceau choisi par Joël Hubrecht : " On veut remplir les geôles" par le groupe Les Héros Forts de Moscou, qui a pris ce nom pour l'occasion.

>> Morceau choisi par Farouk Mardam-Bey : " Quatuor à cordes n°8 en ut mineur opus 110 allegretto" de Dimitri Chostakovitch interprété par le Quatuor Danel.