"Les chênes qu'on abat" d'André Malraux

Le Général De Gaulle et André Malraux, en décembre 1966, lors d'une visite sur le Japon, au musée du Louvre à Paris
Le Général De Gaulle et André Malraux, en décembre 1966, lors d'une visite sur le Japon, au musée du Louvre à Paris ©AFP - Files
Le Général De Gaulle et André Malraux, en décembre 1966, lors d'une visite sur le Japon, au musée du Louvre à Paris ©AFP - Files
Le Général De Gaulle et André Malraux, en décembre 1966, lors d'une visite sur le Japon, au musée du Louvre à Paris ©AFP - Files
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La Fiction est suivie d’une rencontre animée par Guillaume Erner et Emmanuel Laurentin "L'art d'hériter en politique".

Adaptation de Guillaume Erner
Avec Robin Renucci (André Malraux) et Gérard Desarthe (Charles De Gaulle)
Réalisation de Baptiste Guiton
Conseillère littéraire Emmanuelle Chevrière

Le 28 avril 1969, à l’issue d'un référendum portant sur le transfert de certains pouvoirs aux Régions et la fusion du Sénat avec le Conseil Economique et Social, le général de Gaulle quitte le pouvoir. Il avait annoncé son intention de démissionner en cas de victoire du « Non » et c’est le « Non » qui l’emporta.  Le Général se retire alors dans sa maison de La Boisserie à Colombey-les-Deux-Eglises où il commence à rédiger ses Mémoires d’espoir, qui suivront ses Mémoires de guerre. Le 11 décembre 1969, André Malraux, qui créa le ministère de la Culture en 1959 et en fut le premier ministre, passe une journée avec le général de Gaulle à la Boisserie. Ils ne le savent pas encore, mais ce sera leur dernière rencontre. Malraux tirera de cette « interview », un livre qu’il titre, en reprenant une citation de Victor Hugo, L_es Chênes qu’on abat_.                                  
Le 9 novembre 1970, le général de Gaulle meurt à la Boisserie.                                  
Réflexions, souvenirs, improvisations et méditations, ce dialogue crépusculaire qui revient sur le passé est aussi troublant par ce qu’il peut avoir de visionnaire. Le général de Gaulle, retiré tel Saint Bernard dans la solitude de sa cellule, dessine sa vision de l’avenir, en particulier de l’Europe. Les pages sur lesquelles se termine le livre annoncent les questions que notre pays affronte aujourd’hui : « Il ne s’agit plus de savoir si la France fera l’Europe, il s’agit de comprendre qu’elle est menacée de mort par la mort de l’Europe. » Au-delà de l’Europe, les deux hommes, l’artiste et le politique, reviennent sur des notions essentielles comme le Peuple,  le rassemblement de la France, les relations des intellectuels avec le politique, la démocratie, l’ambition nationale...

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Blandine Masson

Guillaume Erner, producteur des Matins de France Culture, a souhaité adapter pour la radio ce dialogue historique. Il en a tiré une pièce radiophonique en trois actes et un épilogue.

Note d’intention de Guillaume Erner

« Les Chênes qu'on abat, un Dialogue pour l'histoire, celui de Malraux et De Gaulle. Le titre est soufflé par Hugo, "Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule / Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule". Le temps d'un dîner, au soir de leur vie, les deux compagnons se retrouvent à la Boisserie, la demeure du Général. Y êtes-vous déjà allé ? C'est une demeure bourgeoise, plus austère que belle, certainement pas luxueuse, dans une campagne familière, tellement représentative du paysage français. Le bureau du Général occupe une pièce lumineuse, les murs tapissés de livres, vous pouvez aller les voir, ils n'ont pas bougé. C'est la première à droite lorsque l'on entre, en face de l'escalier qui sent l'encaustique, sous lequel on a aménagé une petite niche pour le téléphone. Voilà le seul ustensile qui reliait De Gaulle et le monde, lorsque celui-ci allait à la Boisserie en fin de semaine, avec Tante Yvonne, dans l'inévitable DS.                                  
Un Dialogue pour l'histoire, l'histoire du Gaullisme et non celle de De Gaulle. Vous connaissez probablement la formule : le marxisme c'est l'ensemble des contresens faits sur Marx, le gaullisme c'est l'ensemble des mythes mobilisés autour du Général. Il se pourrait que la moitié de ce que raconte Malraux dans les Chênes qu'on abat soit vrai. Mais quelle moitié ? Autour de ce principe, ce sont rencontrés De Gaulle et Malraux. L'écrivain ne s'est embarrassé que d'une seule vérité, la vérité romanesque, le reste ne l'a jamais vraiment intéressé. Malraux n'a pas donné dans l’autofiction, il a fictionné sa vie. Ecrire des romans pour supporter l’existence, ou plus exactement pour la rêver, lui qui lutta sans discontinuer contre l'alcool et d'autres produits. Il l’avoue : "Ce livre est une interview comme (mon roman) la Condition humaine était un reportage… ", c’est à dire, pas du tout. Nous voilà prévenus. Malraux se moque des "faits vrais", il sait que ce qui anime les hommes, c'est l'imaginaire, particulièrement en politique. D'aucuns l'ont dépeint comme un mythomane – c'est peut-être le terme qui convient sur le plan psychiatrique, mais lorsqu'il s'agit d'écriture, c'est ce que l'on appelle de la littérature.                                  
Après avoir été publiés à part, les Chênes qu'on abat  sont devenus la quatrième partie de  La corde et les souris, cet étrange travail biographique entrepris par Malraux, la suite des Antimémoires, comme leur nom l'indique. Pour être sensible à ces lignes, il faut être capable de se laisser hypnotiser par cette longue digression sur l'art, l'histoire, la politique, Raspoutine et les chats, l’aumônier du Vercors, la vie dans les tranchées et mille autres choses. On y croise des personnages inventés énonçant des vérités historiques et des personnages historiques. Le long dialogue avec Mao est purement imaginaire, il a son petit côté ridicule, ou baroque, comme on voudra, le dirigeant chinois se transformant en Gnafron du guignol malrucien. Sous la plume de Malraux, Mao parle comme Robespierre, "Rétablir la fraternité bien plus que conquérir la liberté". Tout cela, ou presque, est inventé, c’est d’ailleurs ce que signifie ce titre obscur, La Corde et les souris. L’exergue l’explique, les souris sont dessinées par un grand peintre, tellement bien dessinées qu’elles parviennent à ronger la corde destinée à le pendre. En somme, l’art n’est pas une illusion, l’imaginaire est bien plus réel que la réalité. La vérité, le rêve, tout est mêlé ; cela vaut particulièrement pour Les Chênes qu’on abat.

Ce dernier dialogue ne permet pas de savoir qui a été De Gaulle, mais il nous renseigne parfaitement sur ce qu'a été le Gaullisme. Parce qu'à cet égard, tout ce que raconte Malraux est vrai : il a largement participé à inventer le mythe du Général. Et c'est cela qui explique leur rencontre, ce compagnonnage. Malraux a rêvé sa vie, écrivant ce qu'il ne parvenait pas à vivre. De Gaulle a fait la même chose en politique, il a opposé son imaginaire à l'histoire en marche. Au nom de quoi pensait-il incarner la France ? Quelle drôle d'idiosyncrasie que de se prétendre, à Londres, représentant des Français ? Quelques années plus tard, De Gaulle a avoué qu'il savait qu'il bluffait. Et Malraux ? Difficile à dire. La rencontre de deux imaginaires, voilà ce que raconte les Chênes qu'on abat. A force de croire aux mythes – l'histoire, le communisme, la France, etc – ces deux hommes ont fini par devenir des mythes.»        
Guillaume Erner

Les Chênes qu'on abat d'André Malraux a été publié aux éditions Gallimard.

Cette soirée a été enregistrée en public à l'Espace Cardin à Paris le 14 avril 2019 c'est une coproduction France Culture -Théâtre de la Ville

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