Torquemada de Victor Hugo

Juan de Torquemada
Juan de Torquemada ©Getty - Hulton Archive
Juan de Torquemada ©Getty - Hulton Archive
Juan de Torquemada ©Getty - Hulton Archive
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Un cri en faveur de la liberté, qui est d'abord la liberté d'aimer de deux jeunes gens, innocents et généreux, que l'Inquisition va broyer !

Torquemada fait partie de Théâtre en liberté, recueil de pièces dramatiques de Victor Hugo, composé durant son exil à Jersey et Guernesey, et publié à titre posthume en 1886.

La première édition du Théâtre en liberté de Victor Hugo, tel qu’il le concevait à la fin de son exil en 1869. Quatre drames et Cinq comédies, en prose ou en vers, injouables alors à cause de la censure, mais qui tous l’ont été depuis. De la fantaisie la plus débridée (La Forêt mouillée) au réalisme le plus minutieux (L’Intervention). Du grotesque d’un tyran (Mangeront-ils ?) à la folie meurtrière du fanatisme religieux (Torquemada). Tous les âges, toutes les classes de la société : des aristocrates aux S.D.F. (Mille francs de récompense). La révolte d’un peuple (L’épée) et celle d’une femme (la seconde des Deux trouvailles de Gallus). Entre Shakespeare et Brecht, la série de pièces la plus géniale du répertoire dramatique universel. (Note de l’éditeur)

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Conseillère littéraire : Caroline Ouazana
Réalisation : Michel Sidoroff

« Son nom réveille en nous, enfants de l'émancipation laïque, le regard torve du confesseur-tortionnaire, les convulsions de la torche allumant le bûcher, et d'autres convulsions, celles des victimes hurlant dans le four inventé par Torquemada : la statue de pierre creuse où brûlaient à petit feu "Hérétiques, vaudois, juifs, mozarabes, guèbres" -- le "vil quemadero". Ni pseudonyme, ni sobriquet, c'est un nom de village et l'origine d'une lignée, heureusement interrompue, d'inquisiteurs, une affaire de famille comme l'est celle des bourreaux. 

Réagissant aux persécutions dont étaient victimes les juifs de Pologne, où les progroms du tsar et des popes sévissaient déjà, Victor Hugo conçut Torquemada, en 1869. Il se dressa dans toute son énergie anticléricale contre l'alliance de l'Église et des gouvernements qui, à cette époque, n'avait nul besoin d'être réparée, qu'on fût en Pologne, en Espagne ou en France bonapartiste. 

Hugo ne fait pas œuvre d'histoire, mais de politique avec son drame en vers. L'Inquisition espagnole est bien là, avec son cortège de délations, de tortures sans nom, de bûchers innombrables et de juifs proscrits, chassés vers d'autres rives, mais la responsabilité de ces crimes est portée dans la pièce d'abord par Torquemada lui-même et secondairement par Isabelle et Ferdinand, les rois catholiques. Nous savons à présent à quel point ces exterminations, tortures et proscriptions furent l'œuvre d'une complicité assumée entre Séville et Rome. Mais le propos de Hugo consiste d'abord à flétrir l'alliance du politique avec le religieux, la domination du dogme sur la politique, le fanatisme bénéficiant du bras armé de l'État. En cela, sa pièce est moderne, à la veille du combat décisif pour la séparation des Églises et de l'État, mené par Jean Jaurès et Ferdinand Buisson au sein de la Libre Pensée, et qui aboutira à la loi de 1905.                  
Comme les poèmes des Châtiments, que j'ai récemment explorés pour France Culture, Torquemada crie en faveur de la liberté, qui est d'abord la liberté d'aimer de deux jeunes gens, innocents et généreux, que l'Inquisition va broyer. Hugo se trouve alors sur le point d'écrire ses pièces inclassables du fameux Théâtre en liberté. 

Un critique célèbre de l'époque, Louis Ganderax, dans la Revue des Deux Mondes, crut pouvoir reprocher à la pièce, lors de sa publication en 1882, son manque de fidélité au programme romantique avancé par Hugo dans sa préface de Cromwell, en particulier quant à la "couleur historique et locale". Ce critique s'amusa du contraste entre des descriptions riches et méticuleuses de décors et de costumes, et le caractère presque abstrait des dialogues -- effectivement politiques. Le romantisme de Hugo ne consiste pas ici à donner vie à des décors pittoresques, mais, fidèle à lui-même et à son admiration pour Shakespeare, à allier le sublime et le grotesque. Un romantisme d'une grande profondeur. Il y réussit au-delà de toute attente, les commentaires du bouffon Gucho frappant de nullité les prières du roi Ferdinand, et, par-dessus tout, les chocs provoqués par les oppositions de sens et de couleur à la rime, secret de la puissance de Hugo dans son travail du vers, que les comédiens et moi-même avons cherché à faire vivre à l'oreille.  

On trouve dans Torquemada, en particulier dans le jeu avec la versification, une volonté d'affranchissement qui est purement romantique. Au-delà de la remise en question de l'alexandrin classique et de sa césure à l'hémistiche, la pratique des antilabes, consistant à répartir un vers sur plusieurs répliques, crée la sensation de mouvement, en harmonie avec l'hymne à la vie contenu dans les répliques de François de Paule et celles des jeunes amants, Don Sanche et Dona Rosa. Elle requiert un travail méticuleux de la versification, une intégration rigoureuse des règles, telles que François Regnault et Jean-Claude Milner les ont rassemblées dans leur ouvrage Dire le vers. Le vers est le point de départ, la matrice, là où la pensée s'est formée, et non l'inverse. Le vers n'est pas un carcan, une contrainte qu'il faudrait faire plus ou moins sauter, comme une croyance française tenace le prétend. En faisant confiance au vers, il est possible de travailler les accents qui font vivre le sens. Alors la pensée subversive, toujours surprenante, parfois incongrue, toujours bouleversante de Hugo se déploie selon nous.

Hugo ne dénonce pas les "excès" de l'Inquisition; il attaque son fondement même, le dogme, le refus du libre examen, la croyance elle-même, comme il le fit dans les poèmes des Châtiments. Hugo n'est pas à proprement parler athée, il est panthéiste, ce qui implique pour lui une attention première à la nature, y compris via la connaissance scientifique, à laquelle il était attentif. Alors qu'en 1929 encore, le journal La Croix défendait le bilan sanglant de l'Inquisition, alors qu'un voile d'obscurantisme tente de s'étendre à nouveau sur la Pologne, alors que les droits des femmes sont à nouveau gravement menacés, on comprend que Torquemada ait été si rarement monté à la scène depuis 1882... Denis Llorca le fit en 1971, avec le regretté Jean Martin dans le rôle titre. Après Châtiments!,  où de nombreux comédiens de la pièce se trouvaient déjà en compagnie de mon "commando de versification", mais aussi après Le Concile d'amour et L'Immaculée Conception des papes, d'Oskar Panizza, Torquemada trouve sa place dans mon travail sur la poésie et le théâtre d'émancipation. 

La pièce comporte une difficulté majeure: son caractère visuel en bien des points, en particulier pour la scène finale, où la bannière à tête de mort de Torquemada surgit, signant la mort des deux enfants. Un choeur m'apparut d'emblée la meilleure solution, et ce fut le point de départ de tout mon travail dramaturgique. Si ces chœurs existent déjà (et avec quelle ironie!) dans la scène de l'in pace, il fallait qu'ils fussent porteurs d'un discours qui saisît d'horreur l'auditeur comme la bannière Don Sanche : les pénitents de Torquemada envahissent l'espace avec les slogans franquistes, comme "Viva la muerte!", qu'on souhaite voir disparaître définitivement d'une Espagne non encore libérée de son voile monarchiste et franquiste. 

Dans ce travail musical et vocal de construction d'un univers inquiétant et farouche, la compositrice Caroline Marçot me fut d'une aide précieuse, avec sa pratique spectrale de la musique contemporaine dans le chant et son expérience du mariage des instruments anciens et contemporains.                  
Précédant la terreur, le dégoût accompagne Torquemada dans l'esprit du Marquis, des enfants et même de Gucho, malgré sa trahison. La soutane et la robe de bure n'approchent pas l'enfance sans provoquer un mouvement de recul. À son arrivée dans l'espace sonore correspond toujours un essaim de mouches. Odor di monsignore...Le travail de mixage, entre bruitage et musique, tente de rendre compte de ces alliances et contrastes de sublime et de grotesque voulus par Hugo, au plus profond de sa poésie. » 

Michel Sidoroff

Avec :
Marc-Henri Boisse  (Torquemada)
Bertrand Suarez-Pazos  (Le Roi Ferdinand)
Charles Gonzalès  (le Marquis de Fuentel)
Jean-Luc Debattice  (Le Prieur)
Clara Noël  (Dona Rosa)
Louis Berthelemy  (Don Sanche)
Martin Amic  (Gucho)
Pascal Bekkar  (Evêque d’Urgel)
Delphine Hecquet  (Isabelle)
Olivier Peigné  (le Grand Rabbin)
Roland Timsit  (Alexandre VI)
Christophe Galland  (François de Paule)
Michel Sidoroff  (le Duc d’Alba)
Et les voix de :
Mariannick Bellot, Johanna White, Christina Crévillen, Florent Oullié, Louis-Marie Audubert, Loïc Hourcastagnou, Mohamed Guellati, Raphaël Naasz, Pierre Roy-Camille et Léo Reynaud

Bruitages : Bertrand Amiel
Musique originale : Caroline Marçot
Avec  :
Elise Dabrowski (contrebasse), Caroline Delume (théorbe), Denis Chevallier (orgue positif et flûte à bec), Nicolas Garnier (hautbois et basse électrique), Florence Stroesser (violon), Arnaud Brétécher (saqueboute)

Chant : Paul Figuier, Léopold Gilloots-Laforge, Benoît-Joseph Meier, Emmanuel Richard, Raphaël Boulay, Laurent Collobert, David Colosio, Julien Guilloton et Jean-Christophe Brizard 

Prise de son, montage et mixage : Christian Lahondes, Claire Levasseur et Amandine Grevoz

Assistant à la réalisation : Pablo Valero

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