Découpage administratif, accès aux services publics, au numérique… Comment obtenir des territoires justes ? La justice spatiale se limite-t-elle à la justice distributive ? Des questionnements au cœur de la justice spatiale, souvent confondue avec l’égalité territoriale.
Une émission consacrée ce soir à la "justice spatiale, une géographie du juste." Pourquoi ? Parce que chaque jour dans l’actualité brûlante, on entend parler de zone blanche, de déserts médicaux, d’accès et de distance aux services publics, parce que les expressions "quartiers déshérités", "zones sensibles", "France périphérique" résonnent fortement, charrient des imaginaires contradictoires, des représentations complexes.
Au fond, quand on parle de géographie dans le débat public, on l’aborde bien souvent à travers le prisme de la justice. De la justice entre les territoires, de la justice spatiale. Mais qu’est-ce que la justice spatiale ? Se résume-t-elle à l’égalité entre les territoires ? A une simple distribution ou redistribution de richesse ? De quoi parlons-nous lorsqu’on évoque la question de viser, d’atteindre, une géographie juste ?
Pour en parler, Quentin Lafay reçoit Ana Póvoas, chercheuse en sciences sociales et urbanisme à la Chaire Intelligence spatiale de l'Université Polytechnique Hauts-de-France et au Laboratoire Sasha de la Faculté d'Architecture de l'Université libre de Bruxelles, Bernard Bret, géographe, spécialiste du Brésil et Virginie Chasles, géographe, professeure des universités.
Comment appréhender la justice spatiale ?
Dans son célèbre ouvrage Théorie de la justice, publié en 1971, le philosophe américain John Rawls ne parle pas d’espace. Pourtant, comme beaucoup de grands écrits philosophiques, la réflexion peut être étendue à d’autres champs de la connaissance, comme à la géographie. C’est l’avis de Bernard Bret, géographe, spécialiste du Brésil. "Il m'est apparu que c'était une approche dont les géographes pouvaient s'inspirer d'une façon extrêmement utile. Il s’agit d’une approche plus théorique, qui n'est cependant pas contradictoire avec une approche par l'entretien avec les citoyens".
Dans Théorie de la justice spatiale (Ed. Odile Jacob), plusieurs approches ont été mobilisées pour appréhender la justice spatiale. Ana Póvoas, chercheuse en sciences sociales et en urbanisme, co-autrice de l'ouvrage, souligne cette diversité : "la nouveauté, dans notre approche par rapport à aux autres travaux existants sur la justice spatiale, c’est que l’on a essayé d'utiliser un spectre large de théories, de l'utilitarisme à l'égalitarisme, en passant par la justice comme équité, l'approche des capacités et le libertarianisme". L’ouvrage en lui-même résulte d’enquêtes de terrain, qui ont tenté de rendre compte de ce que représentait la justice spatiale pour les citoyens. Un élément essentiel pour Ana Póvoas, convaincue que "la justice spatiale doit être définie de l'intérieur de la société (…) et impliquer les citoyens".
Justice spatiale et égalité territoriale, deux notions bien distinctes
Dans les discours politiques, la justice spatiale a tendance à être confondue avec l’égalité territoriale. Pourtant, si l’égalité est au cœur de la pensée et de la recherche d’une société plus juste, la justice spatiale est différente de l’égalité territoriale. Selon Bernard Bret, il est davantage question de géographie socio-spatiale : "L'idée d'une égalité entre les lieux, ça n'a pas grand sens. C'est évidemment le problème de l'égalité ou de l'inégalité ou de la justice entre les personnes. Donc l’on peut dire que c'est une approche socio-spatiale. Ou alors si on voulait être plus simple, une approche de géographie sociale. Et si l’on veut expliciter vraiment la pensée, je pense que parler de géographie socio-spatiale permet de bien voir qu'il s'agit d'étudier l'inscription sur le territoire des phénomènes sociaux".
Par ailleurs, chaque territoire a ses propres spécificités. Pour Virginie Chasles, géographe, ces spécificités ne relèvent pas forcément d'une injustice. "Ça le devient lorsque certains territoires sont aménagés, de sorte que, par exemple, les populations qui y résident vont bénéficier de davantage de moyens, davantage d'indemnités, alors que d'autres, dans le même temps, pour d'autres raisons, notamment du fait peut-être d'un poids politique ou d'une reconnaissance sociale, ne vont pas bénéficier autant de ces aménagements".
Virginie Chasles va plus loin en affirmant que poursuivre l’objectif d’égalité entre les territoires peut même se révéler injuste : "Mettre en place des politiques publiques qui visent à instaurer une certaine égalité entre les territoires, n'est pas forcément juste puisque justement du fait des spécificités territoriales, du fait des besoins socio-économiques très différents d'un territoire à un autre, l'égalité n'est pas juste. Ce qui importe, c'est justement de rétablir un certain équilibre. Il s’agit plutôt la notion d'équité".
La complexe application de la justice spatiale en matière de santé
Comme le rappelle Bernard Bret, "il y a une combinaison chez Rawls entre l'idée de d'inégalité inévitable et d'égalité nécessaire, inégalité inévitable parce que la nature ne nous a pas faits tous identiques. (…) Donc, on ne peut pas imaginer que sur le terrain, il y ait une égalité possible. Par conséquent, il faut organiser l'inégalité de la façon la plus profitable aux plus modestes, aux plus pauvres, aux plus désavantagés. C’est la nécessité de maximiser la part de ceux qui ont le minimum, ce que John Rawls résume sous le terme de Maximin".
En matière de politiques de santé, la justice spatiale est particulièrement complexe à mettre en place. En effet, plusieurs enjeux sont à prendre en compte comme l’explique Virginie Chasles. L’enjeu de proximité d’abord, pour ce qui est de l’accès aux soins, aux médecins généralistes. "Cela nécessite une certaine égalité dans le sens où chacun doit pouvoir accéder à ce type de service facilement et de façon raisonnable, notamment en termes de distances à parcourir". Mais aussi l’enjeu de la qualité des soins. "Pour certains types de soins, ça s'inscrit dans d'autres logiques, notamment d'autres logiques géographiques, comme pour la qualité des soins. Sauf que cette qualité des soins pour certains soins spécialisés, n'est garantie que lorsqu'il y a une concentration des moyens, une concentration des actes chirurgicaux par exemple, qui garantit justement la qualité. Et donc, nous ne sommes plus dans une logique de proximité car cette proximité pourrait justement devenir injuste en compromettant la qualité des soins donnés aux populations. Et en même temps, pour les populations, c'est ressenti comme étant une injustice que de ne pas avoir un plateau chirurgical à proximité".
Pour aller plus loin
- L'article " L’œil du géographe : prendre soin des territoires pour prendre soin de notre santé" - Libération (25 mars 2022)
- Un article du Cairn : " La justice spatiale explicitée" - Cartes d'identité (2019)
Extraits sonores et musicaux
- Extrait d'un journal télévisé sur la fermeture de la Poste de Mesnay - France 3 Franche- Comté (14/11/1989)
- Extrait d'un discours de Martine Aubry sur la redéfinition de la nouvelle carte hospitalière en France - France Inter (03/08/1999)
- Chanson : Streets of Philadelphia - Bruce Springsteen (1993)
Bibliographie
- Justice et injustices spatiales, un ouvrage sous la direction de Bernard Bret, Ed. Presses universitaires de Paris Nanterre (2021)
- Théorie de la justice spatiale, Ana Póvoas, Jean-Nicolas Fauchille, Jacques Lévy, Ed. Odile Jacob (2018)
- Pour une géographie du juste, Bernard Bret, Ed. Presses universitaires de Paris Ouest (2015)
- Métropoles en débat : (dé)constructions de la ville compétitive, Antoine Leblanc, Jean-Luc Piermay, Philippe Gervais-Lambony, Matthieu Giroud, Presses Universitaires de Paris Ouest (2014)
- Justice spatiale et politiques territoriales, Frédéric Dufaux, Pascale Philifert, Ed. Presses universitaires de Nanterre (2013)
- Théorie de la justice, John Rawls, Seuil (1971)
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