Au lycée Armand Guillaumin d'Orly (Val-de-Marne), une classe de bac pro a suivi toute l’année des ateliers sur les inégalités femmes-hommes et les violences sexistes et sexuelles. Une manière de bousculer les préjugés et de libérer la parole, chez des adolescents qui n’échappent pas à ces violences.
- Marie Rose Moro Psychiatre pour enfants et adolescents, psychanalyste, directrice de la maison de Solenn et professeure à l'université Paris-Descartes
Cet après-midi-là au lycée des métiers Armand Guillaumin d’Orly, qu’ils aient ou non une très bonne vue, les élèves de première SPVL (service de proximité et vie locale) sont invités à mettre des lunettes, avec des verres très spéciaux. “C’est un peu comme si elles vous permettaient de voir le sexisme”, image Catherine Le Magueresse. Juriste à l’Agence de développement des relations interculturelles pour la citoyenneté (Adric), elle intervient auprès de ces lycéens pour leur apprendre à débusquer “toutes ces inégalités de genre qu’on ne voit plus, parce qu’on baigne dedans” et les déconstruire avec eux.
“Prenons une journée”, commence-t-elle, les invitant à se pencher sur l’organisation quotidienne du foyer, où les femmes sont encore plus souvent que les hommes en charge des tâches domestiques et du soin aux enfants. Puis, Catherine Le Magueresse élargit l’horizon au sexisme dans la rue ou encore dans la publicité. Tout y passe, la situation des droits des femmes en France et à l’étranger, et même l’histoire et ses figures féminines oubliées.
Âgés de 16 à 17 ans, ces jeunes sont, pour la plupart, peu familiers de cette thématique, notamment dans ce lycée des métiers où, comme dans l’ensemble des établissements professionnels, filles et garçons se croisent peu. Leur orientation et la composition des classes y épousent les représentations genrées des rôles dans la société : plus de 90% de femmes dans les filières de soin à la personne ou esthétique, et inversement dans le BTP et la mécanique. Ils sont aussi souvent "peu habitués dans leur cellule familiale à la culture égalitaire”, remarque Djidjiga Allek, professeure de français-histoire et référente égalité de l’établissement, à l’origine de ces ateliers de sensibilisation.
L'objectif de ces séances : bousculer les préjugés et élargir les horizons, pour des jeunes filles qui, souvent, s’érigent des barrières. Faute de modèles féminins mais aussi victimes, quelque part, de ce que la société leur renvoie, jusque dans leurs projections professionnelles futures. Doucement, au fil des questions posées par la juriste Catherine Le Magueresse, les langues se délient. “Je voulais devenir soldat dans l’armée de terre mais mon père m’a dit non, parce que je suis une fille”, dévoile une lycéenne. “Moi, je veux être policière, enchaîne Jaïs. Mon père est contre. Selon lui, c’est un métier de garçon. Mais aujourd’hui, on nous montre qu’il n’y a pas de métiers réservés aux femmes ni aux hommes”, résume-t-elle.
“Les femmes exagèrent”
Les découvertes du jour, chaque élève les reçoit à sa manière. “J’ai appris des choses sur les inégalités mais parfois, les femmes exagèrent. J’ai remarqué qu’elles veulent être au-dessus des hommes. Nous on ne se plaint pas, on ne réclame pas des droits”, lance Louei, 17 ans. Sa camarade Awa l’écoute en silence, mais ne tarde pas à réagir :
“Il dit qu’on se plaint beaucoup, mais il y a des raisons : au lycée comme dehors, les femmes ne sont pas réellement respectées, notamment en fonction de leur manière d’être habillées. Chez moi, je remarque aussi que ce n’est pas très équitable au niveau du ménage : les femmes font tout, alors que les hommes restent sur leur canapé pour jouer à la Playstation.”
Selon une enquête Opinion Way de 2019 pour le site 20 minutes, 99% des jeunes filles de 18 à 30 ans disent avoir déjà été victime d'un acte ou d'un commentaire sexiste. 84% d’entre elles se sont déjà fait siffler dans la rue, presque autant ont reçu des remarques déplacées sur leur physique. Dans la classe de SPVL, des tensions sont justement apparues en seconde, avec “des insultes, des bagarres entre filles et garçons, raconte Djidjiga Allek. Il y a tout un travail au quotidien : tout le temps les reprendre, la moindre insulte, la moindre phrase sexiste, et la déconstruire avec eux.” La thématique du sexisme et du droit des femmes s’invite alors en classe tout au long de l’année, souvent par le biais de l’art. Poésie, dessin, synopsis de film… Les élèves s’expriment à leur manière, à leur rythme.
“Je féminise au maximum mes cours. Quand je prends des personnages féminins forts qui subissent des violences en tout genre, nos élèves se reconnaissent dans ces femmes. Parfois cela les choque aussi. On les interpelle par le biais de romans, de chansons. Ils ont écrit de beaux textes à partir du slam de Grand Corps Malade “Mesdames”. Pour certains, c’est sorti tout seul, en quelques minutes. On sent qu’il y a du vécu.” Djidjiga Allek, enseignante de français-histoire
Violences sexuelles
Les trois années de scolarité ne sont pas de trop pour faire le tour de la question. Nous retournons au lycée pour assister à une autre séance, dédiée cette fois aux violences sexistes et sexuelles. Celle qui marque le plus les élèves, nous prévient Catherine Le Magueresse. Elle vise à leur permettre d’identifier les violences, de comprendre les mécanismes qui peuvent y mener, leurs conséquences sur les personnes, et de savoir comment les victimes réagissent en général et quelles actions entreprendre. “L’idée c’est que vous sortiez d’ici en étant outillé”, explique Catherine Le Magueresse, qui trace avec eux les différents types de violences, nomme les délits et pose le cadre juridique.
La question est plus que jamais d'actualité : la pandémie de Covid-19 et ses confinements ont exacerbé les violences intrafamiliales. Et puis, la problématique de l'inceste s'affiche dans tous les journaux, ouvre les JT des grandes chaînes depuis quelques jours. “Les chiffres montrent qu’un français ou une française sur dix sont concernés par l’inceste, leur expose la juriste. C’est énorme : cela veut dire que dans une classe comme la vôtre il y a deux ou trois élèves qui sont potentiellement victimes. Cela concerne tous les milieux, toutes les catégories sociales.”
Ici, on donne des clés, mais on cherche aussi à faire émerger la parole. Lui donner une place où s’exprimer, la rendre légitime. Car les violences, ces jeunes n’y échappent pas. En France, 12 000 plaintes pour viols sur mineurs ont été déposées en 2019. Un chiffre, de l’aveu de l’Etat, bien en deçà de la réalité, puisque tous ne portent pas plainte. La chercheuse Muriel Salmona, spécialiste des violences sexuelles, estime qu’en réalité, chaque année, près de 130 000 filles et 35 000 garçons en seraient victimes.
Des adolescentes sous emprise
Au lycée Armand Guillaumin, plusieurs dispositifs existent pour recueillir la parole des jeunes. Un point d’écoute a été lancé cette année. Au rez-de-chaussée, tout au fond d’un couloir, les élèves peuvent aussi pousser une porte : celle de Christelle Tréon, l’infirmière scolaire. Quand elle est arrivée dans cet établissement, après un début de carrière à l’hôpital, la professionnelle de santé a été frappée par la récurrence des cas de violences sexistes et sexuelles subies par ces adolescents. Elle alerte aujourd’hui sur la multiplication des révélations qui se font, dans le huis-clos de son bureau, par des jeunes filles qui, parfois, ont gardé ce poids pour elles pendant des mois ou des années.
“Il y a deux ans, avec ma collègue assistante sociale, on a commencé à noter systématiquement quand on avait des révélations liées à toutes violences confondues. Dans notre lycée de 500 élèves, on a environ 50 révélations par an : ce qui fait du 10 %. On a des lycéennes qui, malgré leur jeune âge, sont déjà sous emprise de leur compagnon, qui limite leurs interactions familiales, sociales et qui, petit à petit, commence à les humilier, à les taper.” Christelle Tréon, infirmière scolaire à Orly
Les jeunes filles ne viennent pas toujours vers elle et, quand elles le font, ne parviennent pas toujours à verbaliser ce qu’elles ont subi. Mais certains signes, que Christelle Tréon repère désormais, incitent souvent à creuser, comme des somatisations, des vomissements, des passages répétés à l’infirmerie. “Maintenant à chaque rendez-vous, je pose la question et je suis très étonnée de la fréquence des réponses”, pointe l’infirmière scolaire, qui constate des impacts dramatiques de ces violences sur la trajectoire des jeunes abusés :
“Tous ces enfants maltraités ne peuvent pas suivre une scolarité normale. Ils sont constamment parasités. L’estime de soi est complètement à réparer. On a une jeune fille qui est arrivée cette année et qui a fait deux malaises avec évacuation au lycée. A chaque fois, aux urgences, ils ne retrouvaient rien. J’ai interrogé la famille : cela se produit depuis maintenant deux ans, moment où elle se faisait violer par son grand-père. Elle n’arrive pas à venir en cours, elle somatise par des maux de têtes, des vomissements.”
“Parfois une fille dit non mais elle a envie”
Christelle Tréon mène aussi des ateliers sur la sexualité et la conjugalité, où elle aborde les questions des premières fois, celles classiques des maladies sexuellement transmissibles. “Mais s’il n’y avait qu’un seul message à faire passer c’est celui du consentement”, souligne-t-elle. Ce dernier n’est pas toujours acquis. “Parfois une fille dit non mais elle a quand même envie”, répond en effet une des élèves, lorsque Catherine Le Magueresse les interroge en cours sur le sujet.
Apprendre à s’écouter et à écouter l’autre, savoir dire non ou décider de se dire oui à soi… Au fil des mois pourtant, les séances semblent porter leurs fruits. C’est le constat encourageant de Djidjiga Allek, leur professeure :
“Il m’était arrivé, l’année dernière, d’entendre des filles dire : “une claque c’est rien, c’est pas une violence conjugale”. Maintenant, elles ne disent plus la même chose. Il faut que les jeunes filles sachent que, non, ce n’est pas normal de se faire battre par son petit copain, ce n’est pas normal de subir une violence psychologique ou d’être humiliée en public. Et pour les garçons, s’ils ont vécu dans une violence, ce n’est pas une fatalité : c’est à nous de faire en sorte que ces jeunes-là ne reproduisent pas ce qu’ils ont connu.”
La fin de l’année scolaire approche, bientôt Djidjiga Allek devra laisser ses élèves partir en stage, affronter le monde extérieur. Elle leur laisse cette valise d’outils, de conseils, remplie à ras bord. Un bagage que Kandé conserve précieusement. “Grâce à ces cours, je me suis rendue compte qu’on ne doit pas banaliser les choses. J’ai des copines à moi qui ont subi des attouchements par des hommes, par leur cousin… Mais nous les filles on n’ose pas vraiment en parler. Cela devient une honte. On se dit que c’est de notre faute, qu’on n’aurait pas dû nous mettre en robe, alors que non en fait : on s’habille comme on veut.”
Un Tiktok contre l’homophobie
Cette prise de conscience s’étend aux problématiques des mutilations sexuelles. Au mois de mars, Kande et ses camarades ont assisté à une séance dédiée à l’excision. Un fléau toujours d'actualité, qui concernerait 125 000 femmes en France. En classe, Kande s’est souvenue de la confidence d’une de ses amies, qui lui a raconté qu’elle avait failli se faire exciser. “Depuis, elle est très choquée”, souffle-t-elle.
Aujourd’hui, Kande veut elle aussi bousculer les autres jeunes de son âge. Sur le réseau social Tiktok, la lycéenne a récemment posté une vidéo contre l’homophobie, qui a enregistré des milliers de vues. Elle se met aussi à suivre des comptes féministes sur Instagram. Ils se multiplient ces dernières années, et sont pensés pour sa génération, avec un discours décomplexé sur l’acceptation de soi ou encore le plaisir féminin. Ces publications l’aident à s’affirmer. De sa projection en couple, où pas question de ne pas faire “50/50” dans les tâches domestiques, à son regard politique sur le monde. Est-elle féministe ? Kande hésite d’abord. Avant de lancer fièrement : “Je crois que c’est grave de dire aujourd’hui qu’on ne l’est pas. On est des femmes et on n’est pas inférieures aux hommes. Alors oui, je suis féministe.
Invitée : la pédopsychiatre Marie Rose Moro, directrice de la maison des adolescents de l’hôpital Cochin et autrice de La parole est aux enfants : abus sexuels (Bayard, 2021).
Aller plus loin
Comment les lycées professionnels reproduisent les stéréotypes de genre, un article d’Alice Raybaud (Les Inrocks).
Ou peut-être une nuit, un podcast de Charlotte Pudlowski sur l’inceste (Louie Média).
Violences sexuelles : « La majorité des enfants victimes sont des filles », une tribune de 2021 (Le Monde).
Cybersexisme, une étude sociologique dans les établissements scolaires franciliens, centre Hubertine Auclert, 2016.
Pour une communication sans stéréotype de sexe : le guide pratique du Haut Conseil à l’Egalité, 2016.
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