Faux médicaments : la plaie de l’Afrique

Une "bonne dame" sur le marché de Gbossimé à Lomé (Togo) le 20 janvier 2020.
Une "bonne dame" sur le marché de Gbossimé à Lomé (Togo) le 20 janvier 2020. ©Radio France - Isabelle Souquet
Une "bonne dame" sur le marché de Gbossimé à Lomé (Togo) le 20 janvier 2020. ©Radio France - Isabelle Souquet
Une "bonne dame" sur le marché de Gbossimé à Lomé (Togo) le 20 janvier 2020. ©Radio France - Isabelle Souquet
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Ce trafic rapporterait 200 milliards de dollars et tue de plus en plus. 120 000 enfants succombent chaque année en Afrique. Un trafic qui gangrène tout le continent et contribue au financement du terrorisme. Reportage au Togo d'Isabelle Souquet.

Avec
  • Aline Plançon Initiatrice et responsable du programme international d'Interpol de lutte contre la criminalité pharmaceutique de 2006 à 2016, fondatrice de l'ONG PMEDS, dédiée à la lutte, par l'éducation, contre les faux médicaments

Antibiotiques, antidouleurs, antipaludéens ou traitements contre l'impuissance. Des médicaments les plus anciens aux plus innovants, en boîte ou à l'unité. Mais au lieu de vous guérir, ils risquent d'aggraver votre état de santé ou même de vous tuer. Selon l'Organisation Mondiale de la Santé, un médicament sur dix dans le monde est une contrefaçon. Il peut être mal dosé, ou contenir une toute autre substance que celle indiquée. Ces contrefaçons proviennent le plus souvent d'Asie, fabriquées en Chine, en Inde ou au Pakistan. Et 42% des saisies se font en Afrique, où la faiblesse des système de santé et la pauvreté ont favorisé l'émergence de ce marché parallèle. Peu réprimé, ce marché lucratif attire les organisations criminelles et contribue de plus en plus largement au financement du terrorisme.

De "bonnes dames" qui vendent à des électriciens, secrétaires ou chauffeurs de taxi

Sur le marché de Gbossimé, à Lomé, au Togo, les revendeuses de médicaments ont installé leurs paniers et leurs bassines à même le sol. Ici, on les appelle les "bonnes dames" et leurs paniers débordent de boites de gélules, de paquets de comprimés et de flacons de sirop. Les emballages sont tour à tour criards ou très conformes à ceux des spécialités pharmaceutiques. Aller acheter ces médicaments dans la rue ou au marché, cela se dit ici "aller à la pharmacie par terre".

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Alexandre Badjagoma dirige l’ONG F.O.I. Togo, qui essaie de sensibiliser la population au danger des faux médicaments. Inlassablement, il organise des conférences dans les villages, et parcourt les marchés. Ce matin à Gbossimé, il palabre avec une des bonnes dames, sans grand succès. Il aura beau déployer des trésors d’éloquence et d’arguments, rien n’y fera : 

Elle est persuadée qu’elle a raison de vendre ces médicaments et qu’ils sont efficaces. Elle sait que c’est interdit, mais elle pense que c’est pour des raisons commerciales, pour ne pas faire concurrence aux pharmacies. Elle ne me croit pas quand je le lui dis que c’est interdit parce que ce sont de faux médicaments et qu’ils sont dangereux. 

La revendeuse lui dira même qu’à partir du moment où on sait lire la notice, cela suffit. Et elle, précise-t-elle, elle sait lire, ce qui n’est pas le cas de nombre de ses clients.

Ses acheteurs sont électriciens, secrétaires, ou chauffeurs de taxi, comme Fabrice, qui va parfois à la pharmacie par terre, mais il n’y achète que des remèdes traditionnels, tisanes et racines. Et si le traitement de la bonne dame ne fonctionne pas, il dit aller ensuite à l’hôpital, mais le moins possible, parce qu’il "manque de moyens". Babi, un vendeur, assure que les dames du marché vendent du paracétamol authentique, et moins cher que dans les pharmacies, parce qu’elles "achètent en gros". Tous ceux qui achètent les médicaments au marché assurent que les bonnes dames savent comment fonctionnent les médicaments et, connaissant leurs clients, savent ce qui va convenir à chacun. 

Le docteur Kondé Kpeto, président de l'Ordre des pharmaciens, présente les spécialités les plus souvent contrefaites par les trafiquants. Lomé, Togo, le 20 janvier 2020.
Le docteur Kondé Kpeto, président de l'Ordre des pharmaciens, présente les spécialités les plus souvent contrefaites par les trafiquants. Lomé, Togo, le 20 janvier 2020.
© Radio France - Isabelle Souquet

De quoi faire s’arracher les cheveux aux pharmaciens diplômés. Le docteur Koundé Kpeto est président de l’ordre des pharmaciens du Togo et il a assisté à quelques scènes étranges dans sa propre officine :

Parfois, des gens nous demandent spontanément un médicament. On cherche car on ne le connaît pas, on nous présente une boite et on se rend compte que c’est un médicament qui n'existe pas dans nos fichiers, qui n'a jamais été enregistré. Tel autre client voulait du paracétamol pour soigner une dysenterie. Ce qu’il m’a montré était un faux grossier : il y avait même une faute d’orthographe dans le nom. Et de plus, le paracétamol ne soigne pas la dysenterie !... Parmi les cas graves, je me souviens aussi de cet enfant auquel un soi disant médecin avait donné 'un bon médicament qui le faisait dormir'. Quand j’en ai vérifié la composition c’était un psychotrope acheté à la rue – autant dire que je ne savais absolument pas ce qu’il y avait dedans – et cet enfant a heureusement été transporté à l’hôpital car il risquait un coma.

Un accès difficile aux vrais médicaments

Au Togo, comme dans les autres pays de la sous région, plusieurs facteurs s’additionnent qui rendent difficile l’accès aux vrais médicaments. Les moyens financiers, le manque d’information sur les dangers des produits, et aussi un maillage sanitaire insuffisant. "Il faut que les pharmaciens battent leur coulpe" s’emporte Watiba Ihou, présidente d’une association de femmes, "Ils veulent tous rester à Lomé et ne pas aller dans les campagnes. Il faut qu’ils se concertent pour élargir leur champ d’action." Le maillage continue pourtant de se renforcer, explique le Dr Massimileh Assih, directrice de la CAMEG, la centrale d’achat des médicaments essentiels et génériques du pays, qui confirme malgré tout que la norme sanitaire qui veut que les formations sanitaires soient à moins de 5 km des communautés n’est remplie qu’à 67%. 

Ce qui lui semble peser aussi très fortement est un fait culturel : 

Dans l’inconscient collectif, c'est mieux de prendre quelque chose plutôt que rien du tout. Et ces médicaments vendus dans la rue offrent certains avantages. Dans une pharmacie, on vous vend un traitement, c'est-à-dire que s'il vous faut 20 comprimés pour 5 jours de traitement, c'est exactement ce que l'on vous vend. Mais si vous n’avez que 100 francs CFA, vous pouvez acheter seulement deux comprimés dans la rue, et vous les prenez en attendant, en vous disant que c'est mieux que rien. Et si le lendemain vous avez encore 100 francs, vous pouvez en reprendre deux !… Sans compter que dans la rue on ne paye pas la consultation, sans compter encore qu’entre voisins on se connaît et on se fait crédit. Tout cela favorise très fortement l’achat des médicaments illicites… et les gens sont persuadés de se soigner correctement. 

Des faux medicaments à peine protégés par une bâche de plastique. Avec Alexandre Badjagoma, dont l'ONG essaie de sensibiliser les populations au trafic de faux. Lomé, Togo, le 20 janvier 2020
Des faux medicaments à peine protégés par une bâche de plastique. Avec Alexandre Badjagoma, dont l'ONG essaie de sensibiliser les populations au trafic de faux. Lomé, Togo, le 20 janvier 2020
© Radio France - Isabelle Souquet

Une "profession" qui veut même s'organiser au sein d'une instance représentative !

C’est tellement accepté que l’an dernier les vendeurs de médicaments illicites se sont regroupés pour demander aux autorités l’autorisation de créer un syndicat ou une instance représentative de leur "profession". Le docteur Kpeto s’en étouffe "C_’est dire à quel point les gens jusqu'à présent peuvent penser que c'est normal d’aller acheter le médicament je ne sais où et de venir le mettre à disposition de la population, et que c'est un simple commerce."_ 

Au Togo, les ports et les aéroports sont sous étroite surveillance, équipés de matériel de détection et de scanners. Les médicaments officiels arrivent en conteneurs par voie maritime ou fret aérien, avec un circuit établi et une documentation précise sur le fabricant et l’importateur, qui doivent être agréés. Peu de marchandise frelatée y transite aujourd’hui. Mais le maillon faible du pays est la frontière terrestre, impossible à surveiller de façon efficace. Pour l’exemple, la démarcation avec le Ghana voisin passe dans une banlieue urbaine de la capitale, Lomé. Il est donc pratiquement impossible pour la brigade des stups de vérifier chaque rue qu’empruntent les camions de "transport par acquis". Ce transport est une forme de groupage, où chacun peut apporter un ou plusieurs cartons à faire transiter par la frontière. Le trafic de médicaments illicites se fait là avec des quantités relativement faibles mais qui peuvent être démultipliées à chaque chargement, ce qui le rend extrêmement difficile à contrer, explique le colonel Kondi, directeur de l'Office central de répression du trafic illicite des drogues et du blanchiment.

Non loin du port de Lomé, les saisies de faux médicaments s’entassent dans une cour du bâtiment des douanes. Ces saisies sont régulièrement incinérées, mais cette année, elles ont été massives, et la pièce de stockage est devenue trop petite. Elle déborde de cartons et les nouveaux arrivages sont empilés au fur et à mesure les uns sur les autres, en plein vent, sous un simple toit de tôle. Il y a de tout : des comprimés, des gélules, des flacons de sirops, des boites de compléments alimentaires. Ce sont parfois des reproduction parfaites de produits existants, ou encore des comprimés anonymes et des gélules en vrac qui restent à étiqueter. 

Le travail des douanes et des stups est encore compliqué par la prolifération des trafiquants. Il y a bien sûr les réseaux organisés, mais de plus en plus d’"amateurs" qui se sont improvisés trafiquants. Le Dr Kpeto a participé à une étude sur ce sujet avec la police judiciaire : 

Pendant cette étude, nous étions tombés sur un cas où des antipaludiques avaient été contrefaits, puis introduits ici et au Ghana voisin, et nous avons découvert que celui qui importait ces médicaments faisait à l’origine du commerce de matériel de construction. En allant pour affaires en Asie, il s’est rendu compte que trafiquer de médicaments était plus bien intéressant et s’y est lancé ! Sans peut être se rendre vraiment compte de la gravité de la chose, mais avec un rendement de 500 fois la mise … cela peut facilement susciter des vocations ! 

Les faux medicaments saisis s'entassent dans la cour du batiment des douanes à Lomé (Togo) le 20 janvier 2020.
Les faux medicaments saisis s'entassent dans la cour du batiment des douanes à Lomé (Togo) le 20 janvier 2020.
© Radio France - Isabelle Souquet

Cette myriade de petits trafiquants explique aussi que les pays africains soient inondés de faux médicaments. Mais derrières ces "petits entrepreneurs" se cache un autre danger. Ce trafic très prospère intéresse, et de plus en plus, ceux qui sont en perpétuelle recherche de financements illicites : les bandes armées, et les groupes terroristes.  

Selon Jean Louis Bruguière, ancien juge anti terroriste, de nombreux groupes terroristes y ont déjà trouvé une source de financement : 

Le Hezbollah a financé, a utilisé les faux médicaments pour financer les activités à caractère terroriste. Le Hamas en a fait de même. Al-Qaïda avait demandé également de recourir à des trafics en tout genre et surtout de la contrefaçon, y compris de médicaments pour financer des opérations. Dans la zone du Sahel, il n’y a plus d’enlèvements et c’est une bonne chose, mais ce trafic a pris le relais. De la même façon, les organisations qui étaient jadis financées par l’Etat Islamique dans l’ouest africain, au Sahara ou au Nigeria comme Boko Haram sont obligées de s’auto financer aujourd’hui et le font notamment de cette façon. La part du trafic de faux médicaments est croissante, et elle va devenir exponentielle. 

Ce trafic qui gangrène déjà toute l’Afrique de l'Ouest, le général Foucaud l’a vu grandir dans la bande sahélienne, alors qu’il commandait l’opération militaire française Serval . "Au début de Serval, je n'étais pas conscient de l'importance de ces trafics et je pense qu’ils passaient par d'autres voies parce que c’était une zone de conflit, et au fur à mesure que la situation s’est normalisée on a vu réapparaître de plus en plus de commerce et le trafic qui va avec. Les groupes cherchaient à tenir des positions qui leur servaient en quelque sorte de comptoirs pour prélever des taxes sur tout ce qui passait. Il y avait une vraie bataille entre les groupes pour s'emparer de points de contrôle et de carrefours stratégique au niveau des routes du trafic. En mai 2014, on a même assisté à une bataille rangée entre des groupes pour s'emparer d'un carrefour, qui a fait une dizaine de morts. Il y a de vrais enjeux financiers, une guerre ça coûte cher - pour nous comme pour les groupes armés – et l’essentiel du financement vient des trafics : de la drogue, des armes légères, des êtres humains, et bien évidemment des médicaments. J’ai pu voir que c'est une vraie activité économique qui a rapporté beaucoup d'argent en particulier dans les pays de l'Afrique de l'Ouest, un marché immense, avec la même organisation, les mêmes routes de trafic. Les groupes et les réseaux criminels sont intimement liés, c'est clair, et ce sont parfois les mêmes qui trafiquent et mènent des actions armées.’’

En début d’année, sous l'impulsion de la Fondation Brazzaville, plusieurs chefs d’état africains se sont retrouvés au Togo pour lancer l’initiative de Lomé de lutte contre le trafic de faux médicaments. 

Les chefs d'états ou leurs représentants de six pays africains réunis au Togo pour lancer l'Initiative de Lomé, le 20 janvier 2020
Les chefs d'états ou leurs représentants de six pays africains réunis au Togo pour lancer l'Initiative de Lomé, le 20 janvier 2020
© Radio France - Isabelle Souquet

Ce n’est pas la première fois que les Etats d’Afrique et les ONG essaient de prendre le problème à bras le corps, mais c’est la première fois que six chefs d’Etat ou leurs représentants ont fait le déplacement et signé un accord en présence du directeur de l’OMS Thedros Adhanom Ghebreyesus, venu plaider pour une coopération et une concertation renforcées. 

Le premier chantier à venir est pénal. Dans toute l’Afrique, le trafic de faux médicaments ou de médicaments falsifiés est très peu réprimé. Les peines encourues sanctionnent essentiellement des infractions a la législation sur la propriété intellectuelle, et ne prennent pas en compte le risque parfois vital que les trafiquants font courir à la population. Il y a urgence à légiférer estime l’ancien juge Jean Louis Bruguière : 

Aujourd'hui, des trafiquants peuvent être condamnés simplement à des amendes ou à des peines de prison ridicules. Il n’y a donc aucun effet de dissuasion. Il faut inciter chaque État membre à créer des infractions nouvelles, spécifiques au trafic et à la distribution. Des infractions assorties de peines lourdes, qui, de mon point de vue, ne doivent pas être inférieures à 15 ans d'emprisonnement. Cela permettrait d’arriver à un niveau pénal qui soit à peu près équivalent à ce qui existe partout en Europe, et aussi en Afrique, concernant le trafic des stupéfiants. 

Une fois posé ce cadre législatif et répressif, les pays du continent pourront enfin se lancer dans le grand chantier qui permettra de se débarrasser des faux médicaments de façon pérenne : celui d’une vraie assurance maladie, d’une couverture santé universelle pour l’ensemble des populations. Plusieurs pays s’y sont engagés à l’horizon 2030. Au Togo, de premières mesures ont été instaurées, comme le détaille le professeur Mustapha Mijiyawa, ministre de la Santé : 

Nous avons mis en place une assurance au profit des fonctionnaires, qui touche à peu près 6% des Togolais, et dans ce lot de compatriotes, la tendance à recourir aux faux médicaments a décru. De même, depuis que les enfants peuvent aller dans les formations sanitaires sans que leurs parents ne devoir débourser de l'argent à l’avance, on les voit plus souvent en cas de problème dans les formations sanitaires. Aujourd'hui, si vous additionnez, cela couvre à peu près à peu près un tiers de la population. On est en train de mener maintenant des actions pour voir comment étendre la couverture maladie, c'est l'une des voies de lutte contre le recours aux médicaments contrefaits.

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