En Lituanie, des citoyens se préparent à une éventuelle offensive russe. Marquée par l'Histoire, les précédentes invasions et les pressions russes et biélorusses, la population s’organise face à la guerre en Ukraine.
- Stéphane Audoin-Rouzeau Historien, directeur d'études à l'EHESS, spécialiste de la Grande Guerre
L’ambassade de Russie à Vilnius a changé d’adresse : l’allée menant à la représentation russe vient d’être baptisée "rue des héros ukrainiens." "En écrivant ce nom de rue, commente le maire,… tout le monde devra penser aux atrocités du régime russe contre la paisible nation ukrainienne".
Membre de l’Union Européenne et de l’OTAN, la Lituanie n’a pas de frontière commune avec l’Ukraine. Mais dans cet Etat balte de trois millions d’habitants, l’état d’urgence a été décrété dès le 24 février, et les drapeaux jaune et bleu ont fleuri à travers le pays en signe de solidarité. Si les Lituaniens se sentent si proches des Ukrainiens, c’est qu’ils ont une géographie et une histoire commune : la Biélorussie et l’enclave russe de Kaliningrad sont voisins de la Lituanie.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie ravive le souvenir terrifiant de l’occupation soviétique, après la Seconde Guerre mondiale. La Lituanie est d’ailleurs sur le qui-vive depuis huit ans déjà. Depuis l’annexion de la Crimée, elle craint pour sa sécurité. C’est ainsi que la conscription a été rétablie en 2015, et que le budget de la défense a été augmenté. Le pays a aussi pensé à organiser son indépendance vis-à-vis du gaz russe. Aujourd’hui, les Lituaniens se mobilisent, non seulement pour aider les Ukrainiens, mais aussi pour se préparer au pire scénario.
Invité de ce "Grand reportage" : l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d'études à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne.
Beaucoup de personnes ont préparé de manière méthodique des abris dans leurs maisons, ont stocké nourriture, essence et médicaments. Certains ont leur véhicule prêt au départ immédiat vers d’autres pays européens. Des organisations de défense civile, telle la LRU (Union des tireurs Lituaniens), s’organisent également. Des milliers de personnes postulent pour rejoindre la réserve civile.
Le commandant Mindaugas Sakalauskas, commande l'Union des tireurs lituaniens pour la région de Vinhedo.
Nos membres n'ont pas tous les mêmes fonctions. Nous avons les tireurs combattants en cas d'attaque, ils rejoindront immédiatement les forces armées. D'autres sont "superintendants", ils aideront les mairies et les commandements. D'autres, enfin, sont les tireurs de la résistance civile, ils peuvent organiser des manifestations ou des meetings pour clamer qu'il faut arrêter les attaques. Vous pouvez voir le même type de résistance civile en Ukraine, en ce moment, ils peuvent collecter et partager des renseignements, arrêter la propagande et aider à distribuer de la nourriture et beaucoup d'autres tâches sans être armés.
Contre-attaque sur les hackers Russes
Des groupes de cyber activistes et de hackers sont à l’œuvre. Ils défendent les systèmes de communication baltes et européens, mais sont aussi passés à l’offensive. Ils aspirent des données russes, diffusent auprès des Lituaniens des outils numériques pour que chacun puisse devenir un cyber combattant ou un cyber espion, que chacun puisse participer à des attaques en ligne contre des sites de désinformation ou des chaines Telegram qui recrutent des saboteurs en Ukraine.
Marius Parescius, businessman en Lituanie.
Nous sommes dans l'immeuble où nous créons des projets de blockchains et de cryptographie. Certains m'appellent "Monsieur Cybersécurité". À côté de mon travail quotidien, j'essaie d'aider les Ukrainiens à survivre dans leur pays. J'aide les personnes à déménager vers des pays plus sûrs en Europe. Parfois, nous travaillons comme cyber soldats pour combattre dans cette guerre, par pleins de moyens différents.
"Je suis juste un citoyen lituanien concerné. Je ne peux pas rester silencieux face à l'invasion de l'Ukraine"
Certains participent au programme Call Russia, une application qui permet d’appeler directement des citoyens russes pour les informer sur ce qui se passe en Ukraine et ainsi contourner la censure. Ce système permet aussi de maintenir le dialogue entre sociétés civiles :
Résistant anonyme :
Appelez la Russie où des personnes ordinaires qui parlent russe peuvent appeler des numéros de téléphone russes et qui peuvent essayer de parler directement avec eux, pour passer au travers de cette propagande et pour essayer de les encourager à aller dans la rue, à faire quelque chose pour arrêter cette guerre.
Les dirigeants baltes sont unis en toute décision pour mieux se faire entendre, particulièrement en ce moment. L’annonce du référendum en Biélorussie pour accepter des armes nucléaires sur son sol augmente le rythme de préparation des populations civiles. Vilnius n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de la frontière Biélorusse et l’enclave russe de Kaliningrad à l’Ouest est une menace.
À peine sortie de deux années de pandémie, la société lituanienne bascule de nouveau dans un état psychologique fragile, anxieux. De nombreuses personnes paniquent, refusent de faire face à la menace d’une nouvelle occupation russe, trente ans après que les chars moscovites ont semé la mort à Vilnius.
Beaucoup aussi s’investissent dans des chaines de solidarité avec l’Ukraine, organisent des collectes de médicaments, de nourriture, de véhicules, d’équipements militaires, qu’ils envoient par convois entiers à Lviv, Kiev et Marioupol. Sur leur trajet retour, ils récupèrent à la frontière polonaise des personnes qui fuient le conflit, en grande majorité des femmes et des enfants. Ils organisent leur accueil et leur hébergement en Lituanie.
Matas Puodziunas : "Nous sommes dans le hangar où nous collectons l'aide humanitaire pour les Ukrainiens. Nous connaissons deux gars de l'armée en Ukraine, à Kiev et à Marioupol, ils nous envoient la liste de ceux dont ils ont besoin et nous, par les réseaux sociaux, grâce à nos amis, on essaie de collecter les choses dont ils ont réellement besoin. Mon frère, moi et mes partenaires d'affaires les plus proches, on a une affaire de night club. On a ouvert nos night clubs pour collecter ce dont les Ukrainiens ont besoin. Et c'était dingue. Il y avait une longue file de gens qui apportaient des choses. En Lituanie, tu sais, c'est comme si on se sent embarqués dans la même guerre que les Ukrainiens."
Protéger le patrimoine culturel
Dans les grands musées nationaux, les conservateurs et directeurs tentent d’imaginer des scénarios de protection et d’évacuation des œuvres d’art et des pièces patrimoniales, "l’âme du pays". Mais ils se sentent très seuls face à leurs autorités de tutelle qui face à leurs demandes de moyens de protection et de transport ne répondent que par le message "Ne paniquez pas".
Daina Kamarauskiené, directrice du musée Čiurlionis : "Nous sommes dans les réserves du musée où l'on conserve les œuvres et les archives de l'artiste lituanien le plus important, le compositeur, peintre et écrivain Mikalojus Konstantinas Čiurlionis, le musée porte son nom. Nous sommes ici dans la réserve où nous préparons une exposition très importante à Londres et pour préparer l'évacuation au cas où nous devons le faire. L'une des choses les plus importantes qui puissent être détruites, c'est le patrimoine culturel. Ce serait détruire notre identité, notre âme, notre manière de penser. C'est vrai pour toutes les guerres dans le monde entier".
Dans la société civile, le souvenir des précédentes occupations et des interventions russes est omniprésent. Elle réagit pour l’instant avec sang froid et observe attentivement ce qui se déroule dans leurs "pays frères", l’Ukraine et la Géorgie.
Ignas Krasauskas, brasseur, il habite à Vilnius.
Dans ma famille, nous avons eu LA conversation à propos de : on fait quoi au cas où ? Que fait-on si la Russie nous attaque aussi ? Nous avons décidé que nous ne fuirions pas. Je reste ici et je ferai ce qui sera nécessaire pour défendre mon pays. Je pense fermement que les pays de l'OTAN sont unis, sont plus forts que la Russie, mais la chose importante, c'est notre propre détermination à combattre. L'OTAN ne nous aidera pas si nous ne nous battons pas. Et je suis persuadé que les Lituaniens se battraient parce qu'ils savent comment ça s'est passé à l'époque. Nous avons connu ces trains de déportation vers la Sibérie.
Au début de cette année, ma femme et moi avons décidé d'avoir un enfant, et depuis le début de cette guerre, nous n'en n'avons pas parlé. Mais le sentiment que nous partageons, c'est que nous devrions attendre. Ce n'est pas le bon moment. Vous me demandez si cette guerre a des conséquences immédiates sur ma vie. Oui, elle a une conséquence immédiate sur l'un des choix les plus importants de ma vie, celui d'avoir un enfant.
Ils observent tout aussi attentivement les décisions de l’UE et de l’OTAN, avec en tête ces questions lancinantes : "Qui est prêt en Europe et aux Etats-Unis à mourir pour défendre Riga, Tallinn ou Vilnius ?", "Est-ce que l’OTAN va réellement les protéger ?".
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