Au nord-ouest de la Syrie, la province d’Idlib est devenue le refuge de deux millions et demi de civils qui ont fui les bombardements du régime de Bachar Al-Assad et de son allié, la Russie.
- Fabrice Balanche Maître de conférence HDR en géographie à l’Université Lyon 2, auteur de « Géopolitique du Moyen-Orient » (La Documentation française, 2014).
- Patrick Haenni Chercheur à l’Institut Universitaire européen de Florence
Le Grand Reportage de ce vendredi nous amène en Syrie, théâtre d’une guerre civile que l’actualité a éclipsé ces derniers mois, mais où la situation humanitaire est catastrophique.
Alors que le régime de Bachar Al-Assad a repris le contrôle des 2/3 environ du territoire syrien, plusieurs zones lui échappent encore et notamment l’enclave d’Idlib où nous allons nous rendre.
C’est un petit territoire coincé au Nord-Ouest du pays, juste sous la frontière avec la Turquie, qui a d’ailleurs érigé un mur pour empêcher les Syriens de fuir jusqu'à chez elle. Au Sud se trouvent les territoires administrés à nouveau par Bachar Al-Assad et son allié russe et à l’Ouest, la zone des Forces Démocratiques Syriennes (dominées essentiellement par les Kurdes, soutenus par les Etats-Unis). Dans cette province d’Idlib, se trouvent concentrés plus de 2 millions et demi de déplacés, citoyens syriens qui se sont un jour dressés contre le régime. Des rebelles, assimilés systématiquement par Bachar Al-Assad à des terroristes islamistes - et qui sont aidés indirectement par la Turquie. Parmi eux, beaucoup de femmes, d’enfants, d’hommes, totalement dépendants de l’aide humanitaire.
Cette province, qui se rêve autonome mais n’est reconnue par personne, par un groupe islamiste depuis qu’un énième accord a été trouvé en 2020 entre Moscou et Ankara. Ce groupe est une ancienne branche d’Al Qaïda … maissemble avoir abandonné l’objectif de mener un djihad global pour se concentrer sur la gestion de la province d’Idlib. Ce mouvement, nommé HTS pour Hayat-Tahrir-al-Sham est toujours sur la liste des organisations terroristes américaines, même s’il cherche à normaliser son image.
Reportage à Idlib d’Aurélien Colly, notre correspondant permanent à Beyrouth.
Invités de ce Grand reportage : Patrick Haenni, spécialiste de sociologie politique et chercheur à l’Institut de l'Université Européenne, il vient de publier un article dans Middle East Direction sur la résurgence de l'Etat Islamique en Syrie et en Irak.
Fabrice Balanche, maître de conférence en géographie à l'université Lyon 2, auteur d'un article intitulé "Le Communautarisme dans la guerre civile syrienne", publié sur le site du Washington Institute for Near East Policy
Quand on entre dans Idlib, il n’y a pas besoin de faire beaucoup de kilomètres pour avoir un aperçu de la situation. Sur les routes, dans les champs, on croise des tentes qui abritent des Syriens déplacés par la guerre. Le plus souvent installés dans des camps, plus ou moins grands, où les conditions de vie sont très dures. Les tentes sont faites de bâches, de tôles, de tapis. Les ONG et les Agences de l’ONU ont généralement installé le minimum : réservoirs d’eau, latrine.
On a fui les bombardements et nous sommes dans ce camp depuis deux ans. On est parti avec seulement nos habits. Ici, l’hiver est si dur et l’été aussi. Quand il y a du vent, les tentes s’envolent. Quand il pleut, on craint que l’eau rentre. C’est dur, il fait froid, raconte Amné.
Si on a de la chance, on trouve des choses à bruler dans le poêle, mais on a peur que le vent le renverse et que tout la tente brûle, parce qu’il y a tellement d’accident. On brûle tout ce qu’on trouve : du tissu, du nylon, des chaussures… Si on a de la chance, une ONG nous donne des granulés de bois", poursuit cette mère résignée. A quelques centaines de mètres, des enfants retournent les ordures dans une décharge.
"On ramasse du fer, de l’aluminium et des cannettes. On arrive à 10 heures, quand les camions viennent décharger, on fait la collecte, on va vendre en ville et on rentre. Vingt-cinq livres par jour, 2 euros ! On achète du pain, des légumes, c’est pour survivre. Moi et mon frère, on supporte la famille", explique un chiffonnier de 13 ans. "Regarde ça, je me suis coupé en ramassant un bout de fer", l’interrompt son cadet. "On sort d’ici, on est fatigué, on va dormir. On n’a pas le temps de s’amuser. Parfois, on joue ensemble ici, on trouve de la nourriture qu’on mange ensemble. Et au coucher de soleil on retourne à la tente, on va se coucher".
Des maisons pour la dignité
Depuis le cessez le feu négocié entre la Turquie d’un côté, qui soutient les rebelles syriens, et la Russie de l’autre, qui appuie le régime de Bachar Al-Assad, un calme relatif règne à Idlib. Ce semblant de stabilité a permis de construire des villages de maisonnettes pour ces déplacés.
50 000 unités en parpaing, ciment ou brique sont déjà sorties de terre sous l’impulsion de la Turquie, via ses ONG, son Agence d’aide au développement, son Croissant Rouge. Evidemment, c’est mieux que des tentes, mais c’est aussi une manière de "fixer" ces déplacés pour la Turquie qui accueille déjà trois millions de Syriens sur son territoire et ne veut plus de nouveaux réfugiés.
Exemple avec le village de Karya Al Kayat. "Nous avons proposé ces maisons, comme alternative aux tentes. Des murs en béton, une dalle au sol, ça redonne de la dignité à des déplacés" , résume le manager Ossam Al Omar. Lancé en avril 2020, ce projet compte 200 maisons, pour accueillir un millier de personnes. Pour l’instant, 130 familles sont installées mais les travaux continuent. Priorité est donnée aux familles les plus dans le besoin, avec des handicapés, avec des blessés de guerre, des amputés, des veuves.
"Ces maisons sont une solution temporaire et pas définitive. Toutes les personnes qui sont là ont vécu dans une tente, mais avant ça, elles avaient habité dans des maisons. Et ces maisons leur offraient une dignité. Elles avaient des voisins, des parents, des terres, un environnement social. C’est la guerre qui les a obligés à aller vivre dans des tentes" , rappelle Ossam Al Omar, en concédant une crainte : que le temporaire s’éternise comme pour les Palestiniens dans la Bande de Gaza ou au Liban.
Un million d’enfants à risque
Dans ce village de déplacés, il y a un dispensaire, qui est géré par l’ONG française, **L'**Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux . Il y a aussi une école qui a été financée par le Qatar. L’éducation est un vrai problème. A Idlib, il y a 1 million d’enfants qui sont en situation de risque, selon l’UNICEF. Risque de malnutrition, risque de travail, de violence. Une génération entière est quasiment perdue même si les ONG essayent d’assurer un minimum en implantant des écoles dans ces villages mais aussi sous des tentes à l’intérieur des camps, à proximité des familles.
"C’est important qu’il y ait de l’enseignement, en particulier dans ces camps où les gens ont été déplacés et n’ont pas accès à l’éducation", insiste Mohammed Al Shahine, professeur itinérant de l’ONG Syrian Relief.
On a beaucoup, beaucoup de difficultés, surtout avec les enfants qui travaillent à cause de la situation économique et sociale des parents. Ça nécessite d’aller dans chaque tente, dans chaque maison, dans chaque famille pour convaincre les parents d’envoyer - au moins quelques heures ou quelques jours- leurs enfants à l’école*, explique l’enseignant*
avant d’adresser un message "aux pays occidentaux" : "Se préoccuper de ce qu’il se passe à Idlib, dépourvu d’un système éducatif décent". "C’est dangereux pour l’avenir de ces générations", tranche-t-il.
Les hôpitaux ont besoin de tout
Ville fantôme lors des bombardements du régime syrien et de la Russie il y a deux ans, Idlib a retrouvé son activité, avec ses magasins, ses cafés et ses restaurants. A l’hôpital d’Idlib, la stabilité améliore aussi un peu le travail mais les moyens manquent cruellement. D’autant que, là encore, les fonds n’arrivent plus.
Assise sur un lit avec sa fille de neuf ans dans les bras, Souhair est à bout. "Ma fille a une atrophie cérébrale, c’est à cause de la guerre, de l’horreur, des attaques chimiques, de l’environnement malsain. Il n’y a aucune organisation pour nous aider", raconte-t-elle, en attendant un médecin. Après onze ans de guerre, cette maman assume de regretter la vie d’avant la révolution, d’avant la guerre civile.
"On veut retourner dans notre maison, où on vivait le paradis. Même les hôpitaux étaient mieux avant. Ça fait dix ans et personne ne nous aide. Tout ça pour avoir cette vie ?", lâche-t-elle en pleurant.
Quelques étages plus haut, les sages-femmes, les infirmières et les médecins de la maternité gérée par l’ONG SAMS connaissent bien cette détresse. Depuis le début de l’année, quatre hôpitaux ont déjà fermé, faute de financement pour les ONG qui les faisaient tourner. Au moins une dizaine de dispensaires sont également en sursis pour les mêmes raisons.
"Ici nous avons 15 couveuses mais ça ne suffit pas parce que nous avons tellement de pression sur l’hôpital", résume Najouane Rezaran, pédiatre, spécialisée en santé néonatale.
"On a besoin de plus d’hôpitaux pour traiter plus de types de maladies : problèmes cardiaques, santé des femmes, des enfants, des bébés… On a besoin de tout et la guerre a tellement affecté les gens : la pression psychologique, la dureté de la vie, la mauvaise nutrition, la vie reste très dure ici et l’état psychologique très mauvais", constate la médecin.
Le peuple syrien a été abandonné
En début d’année, le Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et Coordonnateur des secours d’urgence de l’ONU, Martin Griffiths, n’a pas mâché ses mots sur la Syrie. "La communauté internationale a abandonné le peuple syrien (…) Le minimum vital ne lui est même pas apporté", a déclaré le diplomate devant le Conseil de sécurité, en déplorant une aide alimentaire et des fonds très insuffisants.
Chaque mois, environ un millier de camions de l’ONU et de ses agences entrent pourtant dans Idlib, par le poste frontière de Bab al-Hawa, mais c’est insuffisant pour les trois millions de civils de cette province. Dans quelques semaines, le conseil de sécurité de l’ONU doit par ailleurs renouveler la résolution qui autorise les convois de l’ONU à entrer en Syrie par la Turquie. La Russie pourrait s’y opposer, avec un véto. D’abord parce qu’elle défend le régime syrien qui veut que l’aide internationale passe par lui, par Damas. Ensuite parce que dans le contexte de l’Ukraine, c’est un moyen de pression pour Moscou, voire de représailles, sur les occidentaux.
"Quoiqu’on fasse pour améliorer la situation humanitaire, quel que soit les besoins qu’on essaye de combler, ça reste peu par rapport au nombre de déplacés", explique Amer El Alou. Il est à la tête de la Direction des Affaires humanitaires, l’une des structures de l’administration civile locale mise en place à Idlib, sous le contrôle du groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham.
"L’aide internationale continue d’arriver mais ce n’est pas suffisant. Il y a aussi l’inquiétude liée au fait que la Russie, via l’ONU, contrôle l’avenir de l’acheminement de cet aide par la Turquie. Peut-être que la Russie va utiliser ce moyen de pression ? Une fermeture de la frontière avec la Turquie pour l’ONU aurait des conséquences énormes ici", met en garde le responsable.
Ligne de vie avec la Turquie
Le passage frontalier avec la Turquie est en effet un corridor humanitaire mais aussi un corridor économique. Tout ce qui entre à Idlib arrive de Turquie, tous les produits, tous les matériaux, ciment, essence et même l’électricité. D’ailleurs la monnaie en vigueur n’est pas la monnaie syrienne mais la livre turque.
Mais entièrement dépendante du passage vers la Turquie et du cessez-le-feu avec le régime, ça reste une économie balbutiante et précaire. D’autant que l’économie de la Turquie va mal, que sa monnaie a perdu beaucoup de valeur. D’autant que la guerre en Ukraine a fait flamber les matières premières jusque sur les étals d’Idlib.
"Le salaire journalier, c’est 30 livres. Une bouteille d’huile, c’est 38 lira. Donc tu travailles toute la journée pour une bouteille d’huile. Un loyer, c’est 100 dollars, 1 400 livres ! Les gens ne peuvent plus s’acheter un vrai repas, ils prennent que du pain. Il n’y a plus d’aide et pas de boulot !", constate Hassan, vendeur de fruits et légumes sur le marché d’Idlib.
"Tout est très cher. Je reçois un peu d’argent d’une ONG mais ça ne suffit pas. J’ai eu des tickets pour du pain, mais c’est tous les deux jours. L’électricité est devenue très cher, on économise en allumant une seule lumière. Le gaz aussi ", confirme une femme qui vient d’acheter quelques tomates abimées mais les moins chères.
"J’ai le sentiment que les dix dernières années ont été un cauchemar. Avant on regardait les Palestiniens se battre, être occupés, puis déplacés, puis réfugiés, mais sans jamais imaginer que ça pourrait nous arriver*"*, tranche-t-elle.
Gouvernement du Salut et Conseil de la Choura
"Le plus gros défi est de relancer l’économie, l’agriculture, l’industrie. Il n’y a pas de ressources souterraines, pas d’usines, pas de tourisme archéologique, mais une surpopulation et des circuits d’import-export très limités", rappelle de son côté Ahmed Bakour, professeur d’économie à l’université d’Idlib. Il met en avant les priorités pour la province rebelle : diminuer la dépendance à l’extérieur, relancer l’agriculture pour tenter d’assurer la sécurité alimentaire, investissements et création d’emploi, avec notamment un projet de zone industrielle frontalier avec la Turquie.
"On espère aussi renforcer le rôle des institutions", ajoute Ahmed Bakour, en faisant référence au Gouvernement du Salut en place depuis 2017 à Idlib, qui a pris le pas sur les conseils locaux qui administraient avant les districts d’Idlib et sur toutes les autres composantes de l’opposition syrienne à Idlib. Avec ses ministères, ses tribunaux religieux, ses taxes, sa police ce Gouvernement du Salut se présente comme l’exécutif du pouvoir civil à Idlib. Il est secondé par un Conseil de la Choura qui détient le pouvoir législatif. Le parlement local censé représenter la société syrienne d’Idlib.
"Il y a 377 membres, qui représentent les déplacés des différentes villes de Syrie, les districts de la province d’Idlib mais aussi les syndicats professionnels, syndicats d’ingénieurs, d’avocats, d’universitaire d’étudiants, d’agriculteurs", explique Badri Abdallah Mansour, le Secrétaire général du Conseil.
"On a fait cette révolution pour faire tomber le régime criminel syrien. On essaye de construire des institutions et un gouvernement qui le remplace dans ces zones libérées. Notre priorité est d’organiser la vie sociale, il y a besoin de règles, de code, de lois", décrit encore ce représentant des déplacés de la région de Deir E Zor, à l’Est de la Syrie.
Mainmise des djihadistes d’Hayat Tahrir al-Cham
"Ce Gouvernement de Salut est une création du groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS) qui contrôle la province et ce Conseil de la Choura ne représente personne", tranche de son côté Ayman Hamidou, emprisonné deux fois parce qu’il n’était 'pas d’accord avec leurs idées et leur projet'.
Pour ce révolutionnaire de la première heure aujourd’hui réfugié en Turquie, ces institutions civiles servent 'à faire oublier qu’HTS est une milice", "à améliorer leur image auprès des Occidentaux", "pour sortir de la liste noire des groupes terroristes".
"HTS cherche à instaurer un Emirat islamique à Idlib", conclut-il. "Ils ont mis la main sur tout ce qui rapporte. Aucun commerçant ne peut faire entrer de la marchandise sans verser un pourcentage à HTS, idem pour les organisations humanitaires. Ils contrôlent les sociétés de télécommunication, Internet, l’essence... sans oublier le passage frontalier de Bab al-Hawa qui rapporte des millions de dollars tous les mois".
Sollicité pour une interview, le chef du groupe Hayat Tahrir Al-Cham n’a pas donné suite. Dans un entretien accordé l’année dernière à la chaine américaine PBS, Abou Mohammed Al Jolani rejette les accusations de violence contre des opposants et toute interférence avec les institutions civiles d’Idlib. Il rejette également le djihad "global". En septembre dernier, dans une conférence organisée par le Gouvernement du Salut d’Idlib, un de ses bras droit vantait aussi "le modèle Taliban" : un djihad concentré sur des objectifs locaux et un dialogue avec l’Occident.
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