Les noms de rues : le casse-tête des mémoires

Bordeaux (Gironde) continue son travail de mémoire sur son passé négrier : Des plaques explicatives vont être posées dans les rues portant des noms de négriers. 2 décembre 2019.
Bordeaux (Gironde) continue son travail de mémoire sur son passé négrier : Des plaques explicatives vont être posées dans les rues portant des noms de négriers. 2 décembre 2019. ©Radio France - Camille Huppenoire
Bordeaux (Gironde) continue son travail de mémoire sur son passé négrier : Des plaques explicatives vont être posées dans les rues portant des noms de négriers. 2 décembre 2019. ©Radio France - Camille Huppenoire
Bordeaux (Gironde) continue son travail de mémoire sur son passé négrier : Des plaques explicatives vont être posées dans les rues portant des noms de négriers. 2 décembre 2019. ©Radio France - Camille Huppenoire
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Dans un contexte de polémiques mémorielles, l’Élysée souhaite à mettre à jour le nom des rues. Cette politique s’appuie sur le travail de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre autour des tirailleurs africains et un recueil d'environ 315 noms remis au chef de l'État.

Avec
  • Aïssata Seck Présidente de l'Association pour la mémoire et l'histoire des tirailleurs sénégalais, membre de la fondation pour la mémoire de l’esclavage et conseillère municipale Génération.s à Bondy,
  • Jean-Marie Guillon historien à l'Université de Provence

Désertées dès 18h, tristes de leurs bars et de leurs restaurants fermées depuis des semaines, nos rues sont à la peine. Les citoyens sont en manque de cet espace social majeur : "lieu de fréquentation et d'usage, de l'échange, des rencontres et des solidarités, parfois aussi de l’exclusion, (...) de l’affrontement des pouvoirs, du défilé et de la manifestation" comme en parlait Maurice Garden dans une Histoire de la rue, dans la revue Pouvoirs en 2006_._ Très peu investie comme objets d'études, en cette période de crise sanitaire, la toponymie des rues françaises suscite l'attention des autorités locales et nationales pour ce qu'elles disent du "vivre ensemble". Il est question de rééquilibrer la place faite aux femmes qui ne représentent que 2% des noms de rues en France - à l'exception de quelques villes comme Paris - et des personnes issues de la diversité. Le sujet est sensible car le contexte s'est politisé ces derniers mois. Avant même la mort de George Floyd aux États-Unis, qui a donné lieu à des déboulonnages de statues d'esclavagistes partout dans le monde, de jeunes activistes martiniquais ont suscité la controverse en démontant deux statues de Victor Schœlcher dont une à Fort-de-France, le chef-lieu des Foyalais. En juin dernier, la statue de Jean-Baptiste Colbert, l'auteur du code noir dont l'effigie est installée devant l'Assemblée nationale a également été taguée. Un recueil de plus de 315 biographies, femmes et hommes décédés et issus de l'immigration vient d'être remis à l'Élysée pour permettre aux collectivités locales d'ajouter progressivement une strate supplémentaire dans la toponymie des villes. 

Saint-Étienne réanime "Ahmed Benchickh", tirailleur africain mort en Italie en 1944

"La France a une part d'Afrique en elle". En 2019, à la nécropole de Boulouris dans le Var, Emmanuel Macron avait ouvert cette question des mémoires à l'occasion des 75 ans du Débarquement de Provence. "Je lance aujourd'hui un appel aux maires de France pour qu'ils fassent vivre, par le nom de nos rues et de nos places, par nos monuments et nos cérémonies, la mémoire de ces hommes" à savoir les plusieurs centaines de milliers de tirailleurs africains mobilisés pour libérer le sud de la France. Le chef de l'État est poussé par un collectif de personnalités, dont l'écrivain Alain Mabanckou ou le réalisateur Rachid Bouchareb, qui l'interpellent dans le journal Le Monde et qui estiment que "c'est fondamental pour parler de fraternité dans la France d'aujourd'hui"

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Depuis, cette politique est portée par Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des armées. Elle met à disposition des maires un ouvrage de 210 pages intitulé Aux combattants d’Afrique, la patrie reconnaissante. Publié dans le cadre d’une convention avec l’Association des maires de France, ce livret propose des biographies aux élus afin d'ouvrir l'espace public à cette mémoire. 

De Bonifacio en Corse, à Sarcelles en Île-de-France, en passant par Talence en Gironde, la démarche est lancée dans une trentaine de communes. A Saint-Étienne, dans La Loire, une délibération a été votée le 25 janvier dernier pour nommer un espace de la ville au nom d'Ahmed Benchikh. La municipalité (LR) a choisi un personnage local et rouvre au passage sa mémoire industrielle. Né en 1923 dans le quartier populaire du Crêt de Roch, Ahmed Benchikh est issu d'un mariage mixte - ce qui était très rare à l'époque - entre un Algérien et une Stéphanoise, originaire de Marseille. Il a été recruté en 1943 pour incorporer la 3ème division de l'armée algérienne afin de faire le débarquement de Provence et il est mort en 1944 à Acerra, en Italie. Ce jeune homme a été victime d'une maladie après avoir passé plusieurs jours dans l'eau à désembourber son char. Décédé a 21 ans, il est inhumé au cimetière allié de l'hôpital de Naples. 

Cyril Longin, le directeur des archives municipales de Saint-Etienne tient le registre d'état civil où se trouve l'acte de naissance d'Ahmed Benchikh le 5 décembre 1923
Cyril Longin, le directeur des archives municipales de Saint-Etienne tient le registre d'état civil où se trouve l'acte de naissance d'Ahmed Benchikh le 5 décembre 1923
© Radio France - Anne Fauquembergue

"Oublié de l'Histoire" mais pas complètement de l'espace public. Des historiens de Saint-Étienne dont Jean-Michel Steiner ont été étonnés de retrouver son nom sur un monument en hommage aux résistants de la manufacture des armes de Saint-Étienne, une entreprise d'État désormais fermée. Il apparaît sous le nom d'Ahmed Benchekh mais recherche faite, il s'agit bien du même homme. D'abord apprenti, il a dû travailler quelques années comme ouvrier avant de s'engager dans l'armée d'Afrique. Il était "ajusteur" de métier. 

Sylvain Bissonnier (à gauche) de l'Office national des anciens combattants Région Auvergne-Rhône-Alpes et Jean-Michel Steiner, historien présentent le monument dédié à la résistance des manuchards
Sylvain Bissonnier (à gauche) de l'Office national des anciens combattants Région Auvergne-Rhône-Alpes et Jean-Michel Steiner, historien présentent le monument dédié à la résistance des manuchards
© Radio France - Anne Fauquembergue

En lien avec les élèves du collège Fauriel dans le quartier du Crêt de Roch, la ville se passionne pour ce personnage et inaugurera un espace en son nom quand la situation sanitaire le permettra. 

A l'occasion de l'inauguration du futur espace dédié à Ahmed Benchikh dans son quartier d'enfance, la ville de Saint-Etienne espère retrouver des descendants
A l'occasion de l'inauguration du futur espace dédié à Ahmed Benchikh dans son quartier d'enfance, la ville de Saint-Etienne espère retrouver des descendants
© Radio France - Anne Fauquembergue

Rouen se lance dans un "débat des mémoires" sans tabou

A Rouen, la nouvelle équipe municipale (PS et EELV) a ouvert un "débat des mémoires" qui pourrait aller jusqu'à déplacer la statue de Napoléon située devant l'hôtel de ville pour la remplacer par Gisèle Halimi. La militante féministe et avocate qui a défendu des militants FLN pendant la guerre d'Algérie est décédée en juillet 2020. Ce n'est pas si simple. "À peine évoquée, l’idée a provoqué une pétition de 7 000 contestataires et le collage de 250 reproductions de plaques de rues à la gloire de Napoléon Ier par un collectif local" rapporte le Huffington Post. 

A Rouen, la statue de Napoléon est en restauration et pourrait être déplacée sur l'Ile Lacroix pour être remplacée par une effigie de la militante féministe Gisèle Halimi
A Rouen, la statue de Napoléon est en restauration et pourrait être déplacée sur l'Ile Lacroix pour être remplacée par une effigie de la militante féministe Gisèle Halimi
© Radio France - Anne Fauquembergue

Pour la première fois, la ville a aussi commémoré un épisode encore méconnu de son histoire. Il s'agit du massacre d'une centaine de soldats et de civils africains et antillais par les Allemands le 9 juin 1940. Il est encore difficile de retrouver leurs noms car les Nazis ont tout fait pour qu'on ne puisse plus jamais identifier les tirailleurs africains. Les recherches se poursuivent et une plaque en leurs souvenirs a été dévoilée en septembre dernier devant le 6, rue de Bihorel, où le massacre s'est produit. A cet endroit, se trouve le Musée national de l'éducation, qui accueillera à la fin de l'année une exposition des élèves de trois établissements scolaires qui poursuivent aux côtés d'intervenants extérieurs une enquête historique sur cette épisode de la ville.

Jean-Louis Roussel, formateur à l'Education Nationale, Laura Slimani adjointe au maire de Rouen en charge du "débat des mémoires" et Nicolas Coutant responsable du Musée national de l'éducation
Jean-Louis Roussel, formateur à l'Education Nationale, Laura Slimani adjointe au maire de Rouen en charge du "débat des mémoires" et Nicolas Coutant responsable du Musée national de l'éducation
© Radio France - Anne Fauquembergue
Les élèves du collège Boieldieu avec leurs professeurs et intervenants
Les élèves du collège Boieldieu avec leurs professeurs et intervenants
© Radio France - Anne Fauquembergue

Les élèves du collège Boieldieu, dans les hauts de Rouen, s'investissent beaucoup depuis la commémoration officielle de septembre dernier pour faire comprendre cet épisode de la ville qui n'est pas dans leur livre d'histoire de troisième. Avec leurs professeurs d'histoire et à partir de photos d'archives, ils ont créé une carte narrative numérique (encore en cours de construction) et un audioguide pour retracer la journée du 9 juin 1940. En classe de français, ils inventent des correspondances à ces soldats et leur créent des fétiches, ces petits objets qu'affectionnaient les tirailleurs. 

Travail réalisé par les élèves qui réinvestissent les vies des soldats assassinés le 9 juin 1940
Travail réalisé par les élèves qui réinvestissent les vies des soldats assassinés le 9 juin 1940
© Radio France - Anne Fauquembergue

Les élus locaux et nationaux sont d'autant plus sensibles à ces politiques qu'une plus grande part est issue de la diversité. Comme en Seine-Maritime,  la députée (LREM) Sira Sylla. 

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Sira Sylla : "il faut que les diasporas comprennent que leurs histoires s'inscrivent dans la mémoire collective française"

1 min

La politique pour rendre hommage aux tirailleurs africains s'élargit à plus de 315 personnalités décédées, femmes et hommes, civils et soldats issus de l'immigration

Le président de la République a voulu aller plus loin comme il l'a expliqué au média Brut le 4 décembre dernier : 

On m'a parfois traité de "brute épaisse" parce que j'étais contre le déboulonnage de statues. Je ne crois pas à la cancel culture, je ne crois pas à l’effacement de ce qu’on est. Par contre, ce qui est vrai, c'est qu'il y a toute une part de notre histoire collective qui n'est pas représentée. 

Le président s'est dit favorable à ce que de nouvelles statues soient érigées et que certaines rues soient renommées. Des historiens ont proposé un catalogue d'environ 300 à 500 noms. Ce recueil de noms de personnalités issues de la diversité, des quartiers populaires et de l'immigration vient d'être remis à la ministre de la Ville Nadia Hai et se trouve sur le bureau du chef de l'État. Ces fiches biographiques seront consultables en ligne pour permettre aux collectivités locales qui ont la compétence de renommer les rues d'ajouter progressivement une nouvelle strate dans la toponymie des villes. 

Pascal Blanchard, le co-directeur du groupe de recherche ACHAC a présidé le conseil scientifique à l'origine du recueil destiné à enrichir la toponymie des villes
Pascal Blanchard, le co-directeur du groupe de recherche ACHAC a présidé le conseil scientifique à l'origine du recueil destiné à enrichir la toponymie des villes
© Radio France - Herve Thouroude

Ce "Grand Reportage" est suivi d'un débat sur le thème des mémoires : Pourquoi l'État cherche-t-il à gouverner les mémoires ? Quelle place les collectivités locales, qui ont seules la compétence de renommer les rues, vont faire à cette exhortation présidentielle ? Que nous apprennent les épisodes du passé sur la symbolique de la toponymie, comme par exemple la Libération ? Comment ce débat peut-il rebondir cette année dans l'actualité ?

Nos invités à réécouter dans notre player sont :

Jean-Marie Guillon en duplex depuis Bandol dans le Var. Il est Professeur des universités émérite à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de la construction de la mémoire collective au XXe.

Aïssata Seck dans notre studio. Elle est la présidente de l_'association pour la mémoire et l'histoire des tirailleurs sénégalais_ et a très largement contribué à la naturalisation de 28 tirailleurs sénégalais à la fin du mandat de François Hollande. Elle est aussi conseillère municipale (Génération.s) à Bondy (93) et responsable du programme citoyenneté, jeunesse et territoires pour la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.

Une confusion s'est introduite à la fin du débat diffusé en direct. C'est Napoléon Bonaparte qui a rétabli l'esclavage dans les colonies françaises avec la loi du 20 mai 1802. L'esclavage avait été aboli par la Convention, une des assemblées de la Révolution française, le 4 février 1794. Colbert a élaboré le Code noir au XVIIe siècle.

Le reportage est accompagné de la chanson "Ancien combattant" de Pat Kalla et le Super Mojo qui sera diffusée dans le cadre du festival numérique "Au Fil des Voix" jusqu'à dimanche 28 février 2021. A retrouver en rediffusion sur la chaîne YouTube du festival.

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Présenté par Aurélie Kieffer

Rediffusion du 26/02/2021

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