Si les restaurants sont toujours fermés, les chefs ne baissent pas les bras. Vente à emporter, nouveaux concepts, intérêt plus marqué pour la production locale... le monde de la restauration ne dort pas pendant la crise. De nouveaux modèles émergent, accompagnés de nouveaux questionnements.
- Pierre Gagnaire Grand chef cuisinier
Le 14 mars dernier, les restaurateurs apprenaient la nouvelle de la bouche du Premier ministre Edouard Philippe : ils devaient fermer leurs établissements le soir même à minuit, en raison de la propagation du Covid. Après avoir pu rouvrir le 2 juin, les établissements ont de nouveau dû fermer leurs portes fin septembre, sans avoir, à ce jour, de visibilité sur une date de sortie de crise.
Une fois la sidération passée, les restaurateurs ont tenté de maintenir une activité, la vente à emporter s'imposant dans certains établissements, y compris les plus étoilés. La crise accélère aussi une tendance : le tournant vers une gastronomie plus durable. Nous sommes allés à la rencontre des chefs et de leurs producteurs pour tenter de savoir comment ce monde de la restauration essaye de se réinventer dans cette période inédite.
Le boom de la vente à emporter
Nicolas Beaumann, le chef de la Maison Rostang, une institution parisienne doublement étoilée depuis plus de quarante ans, n'aurait jamais imaginé faire de la vente à emporter. Et pourtant... Une décision prise au moment du deuxième confinement, et il regrette d'ailleurs ne pas l'avoir fait plus tôt, au vu de l'engouement de la clientèle.
On prépare un menu unique, qui comprend amuse-bouche, entrée, viande, poisson, dessert et mignardises. Le tout pour 80 euros, un prix très accessible pour un deux étoiles. Pour la même formule au restaurant, il faudrait compter entre 160 et 170 euros, mais on a pris en compte le fait qu'il y a des coûts en moins - on n'a pas de service en salle - et puis je ne me voyais pas proposer un repas à emporter à ce prix là !
Avec la vente à emporter, la question de la qualité de service s'est posée mais à l'arrivée Nicolas Beaumann est satisfait du résultat. "Au début, on se demandait comment on allait réussir à mettre dans des boîtes la même qualité que ce que l'on peut servir au restaurant, mais on s'est adapté : on cuisine comme si on avait le client en salle, on met les plats dans de jolies boîtes en carton, qui nous permettent de dresser comme dans une assiette et puis on préconise de réchauffer au micro-ondes, cela marche très bien. Les gens sont très surpris, il ne s'attendaient pas à ce qu'on ait ce rendu là !"
Grâce à cette nouvelle activité, la Maison Rostang a pu toucher une nouvelle clientèle, qui, elle l'espère, aura envie de poursuivre l'expérience en salle, une fois que cela sera possible. Quand il rouvrira, le chef Nicolas Beaumann entend garder une petite activité de vente à emporter pour des moments de fêtes ciblés : Noël, jour de l'An, Saint-Valentin ou encore Fête des mères.
La problématique des emballages
Maisons étoilées mais aussi restaurants de quartier : ils sont nombreux à s’être mis à la vente à emporter. D’autant que, depuis décembre, les ventes liées à cette activité ne sont plus comptabilisées dans le chiffre d’affaires qui sert à déterminer le montant dû au titre du fonds de solidarité. Mais ce nouveau service soulève des questions sur le plan écologique.
Avec le développement de la vente à emporter, ce sont en effet des tonnes d'emballages qui sont utilisés, des emballages qui ne sont pas toujours recyclables. Par crainte de la pandémie, les clients ont d'ailleurs préféré le jetable. "Pendant la période où on pouvait recevoir les clients - entre deux confinements - il n'était pas rare que les clients demandent à être servis dans des plats jetables et non dans des assiettes" se souvient Esther Miquel, gérante du restaurant Koedo, un restaurant qui propose des bentos dans le quartier de la Défense près de Paris.
Pour être en accord avec les valeurs du restaurant - utilisation de légumes en vrac, avoir le moins d'emballages possibles en amont - elle réfléchit donc à un système de consignes : des boîtes non jetables, 100 % écologique, que le client pourra ramener et qui seront lavées puis réutilisées.
Des réflexions qui entrainent la création de nouveaux métiers. Des start-up se lancent sur ce marché pour laver ces boîtes mises à disposition des restaurateurs.
Accélération vers la gastronomie durable
Avec la crise sanitaire, le mouvement vers une gastronomie plus durable s’est accentué. Des chefs se sont tournés vers des producteurs locaux, d'autant que certains produits passaient plus difficilement les frontières. La demande est plus forte qu’hier constate Charles Raymond, co-fondateur de la société Promus, une plateforme qui permet aux restaurateurs des Pays de la Loire de s'approvisionner en produits locaux :
Notre activité est en progression de 20 % par rapport à ce qu'on constatait avant le premier confinement. On est même déjà en train de travailler sur des cartes pour l'été et l'automne avec des produits spécifiques. Le marché bouge, veut des choses différentes. Les restaurateurs qui nous contactent veulent travailler des cartes courtes, des produits de saison. Cela peut même être des établissements de deux-cents couverts, ou en ce moment des restaurants qui font de la vente à emporter et qui veulent dire à leurs clients avec quels produits ils ont réalisé leurs plats.
Et ces chefs qui s’inscrivent dans ce mouvement de cuisine durable sont de plus en plus valorisés. L’an dernier, le Guide Michelin a ainsi créé les étoiles vertes distinguant cette démarche. Cinquante établissements ont obtenu ce sésame, auxquels se sont ajoutés trente-trois autres, sélectionnés pour l'édition 2021.
C'est le cas notamment du Manoir de la Frégate, à Nantes, également tout juste auréolé d'une première étoile. "Cette étoile verte est vraiment sensible pour nous car nous travaillons avec des produits locaux", explique Loïc Pérou qui a acheté cette affaire avec son frère en 1995. Le sandre, le brochet ou encore la perche, sont pêchés dans l'Erdre, à 100 mètres du restaurant. On travaille avec des producteurs en permaculture qui nous apportent des fleurs sauvages, des herbes sauvages, des fruits rouge exceptionnels en saison. Cette étoile verte c'est la récompense de notre travail, mais aussi celle de nos producteurs.
Des producteurs fortement impactés, constate Loïc Perou. "Notre producteur de fromages a arrêté la restauration et travaille un peu plus sur les marchés, notre pêcheur ne travaille plus du tout. Ce virus nous met la pagaille au niveau du commerce !"
Son fils, Mathieu Pérou, a donc pris les commandes de la cuisine. Lui aussi s’est mis à la vente à emporter. Mais pour lui ce n'est pas une manière de se réinventer, c'est juste s'adapter à la situation. "Ça permet de nous occuper la tête et de ne pas crever. Ça nous permet aussi de maintenir le lien avec la clientèle et même d'aller chercher de nouveaux clients, mais financièrement ce n'est pas du tout intéressant !". Cela dit, explique t-il, certains de ses confrères ont saisi l'occasion pour inventer de nouveaux concepts : Dominique Quirke, le chef de Pickles, a lancé une offre de street food ; Romain Bonnet, du restaurant Omija s'est mis à faire des ramens, ces nouilles japonaises dans un bouillon.
Les producteurs se rapprochent des consommateurs
Les producteurs eux aussi s’adaptent. Ceux qui travaillaient beaucoup avec le secteur de la restauration se rapprochent des consommateurs, comme ces producteurs de Truffe du Périgord qui ont monté le temps d’un week-end un marché à Courbevoie, dans les Hauts-de-Seine.
Pierre-Henri Chanquoi, trufficulteur en Dordogne, travaille avec de nombreux restaurants en France, notamment dans les stations de ski ou encore à Paris. "Les établissements étant fermés, on se réinvente en allant vers le consommateur. Il y a un mois, il n'y avait rien de prévu ici, et maintenant nous sommes là en région parisienne. Nous voulons faire connaître nos produits au plus grand monde", explique-t-il.
Et les consommateurs sont au rendez-vous : en une journée, tous ces producteurs ont été dévalisés et ont même dû repartir chercher des truffes dans la nuit pour satisfaire les clients, lors de la deuxième journée du marché. "C'est le budget restaurant qui passe dans une bonne truffe" explique Laurent, un particulier ravi de trouver ce produit qu'il achète en général en boîte. Selon une enquête du cabinet NPD Group 48 % des Français interrogés disent prendre plus de temps pour cuisiner depuis le début de la pandémie. Ils sont par ailleurs 35 % à s’efforcer de manger plus sainement.
Mais le pouvoir d'achat peut-être un frein. Le prix reste de loin le premier critère d'achat des produits alimentaires, souligne la dernière étude de l'Observatoire de la consommation responsable, réalisé par l'Obsoco et Citeo. Après le premier confinement, certains ont repris leurs anciennes habitudes, déplore Stéphane Jégo, le chef du restaurant l’Ami Jean à Paris. "J'ai proposé les produits de mes maraîchers pendant le premier confinement et il y avait la queue jusqu'à la Seine, mais au moment du déconfinement on est passé de 100 kilos de légumes à zéro. Les gens sont revenus vers les grandes surfaces, ils y faisaient le plein d'essence et se sont dit qu'ils n'allaient pas faire des kilomètres pour aller chercher une carotte ! L'après Covid ce n'était que dans le fantasme !"
De nouveaux modèles de livraison à domicile
A la faveur de cette crise, les chefs ont découvert un nouveau maillon de la chaîne : celui de la livraison. Et là, il reste encore beaucoup à faire, comme l’explique Lilian Etienne, gérant de Daily Pic, une enseigne qui propose des plats élaborés par la cheffe multi-étoilée Anne-Sophie Pic, conditionnés dans des bocaux en verre.
Sur la livraison, on travaille avec tout le monde, mais principalement avec une coopérative qui s'appelle Olvo, avec des valeurs plus propres des nôtres ; à Valence, on a notre service de livraison en propre. La livraison, cela fait partie du service, mais on sait aujourd'hui que c'est un maillon faible. Or c'est ce que va voir le client en dernier. On travaille donc à une refonte de tout notre process de livraison, notamment depuis Paris" - Lilian Etienne, Daily Pic
Fin novembre, une centaine d’acteurs de la restauration ont d’ailleurs signé une tribune dans le Journal du dimanche appelant à une livraison éthique. Et il y a du mouvement dans ce domaine. Tout récemment, le groupe anglo-néerlandais Just Eat a annoncé le recrutement en France de 4 500 livreurs en CDI.
Les "dark kitchen" amenées à se développer
Ce boom des livraisons génère aussi d’autres modèles : des restaurants qui n’ont pas pignon sur rue et qui ne travaillent que pour le particulier qui se fait livrer, ce que l'on appelle les "dark kitchen". "Le Covid a fait gagner trois ans au marché" assure, dans les colonnes du Figaro, Anton Soulier, ex-cadre de Deliveroo et fondateur de Taster, une start-up qui développe ces restaurants virtuels.
Un phénomène qui inquiète Esther Miquel du restaurant Koedo. "Moi, je vais faire de la résistance, mais ça va se développer. Il y en a qui en parlent beaucoup, qui sont tentés de se mettre en procédure de sauvegarde, ou de fermer les établissements qui sont trop chers pour se lancer là dedans. Car les coûts fixes d'un restaurant sont énormes ! Si vous êtes dans un sous-sol, un hangar excentré, les coûts de production sont bien moindres !" Mais il sera difficile d'avoir une traçabilité explique-t-elle encore. "Cela va être produit quelque part, on ne sait pas où, on ne sait pas par qui, ce sera peut-être fait en France, mais après ça viendra peut-être de l'étranger. C'est sans doute un nouvel aspect qu'il va falloir règlementer."
Le secteur de la restauration, qui est encore aujourd'hui sous perfusion financière, reste fragile et il y aura de la casse, prédit Charles Raymond de Promus qui entrevoit déjà un renouveau. "De nouveaux projets émergent, de nouvelles chaînes de restaurations vont éclore, plus proches des attentes des consommateurs, avec ces aspects de cartes courtes, de saison, le "bien manger". La demande sera là mais le marché va se modifier."
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