Municipales : l'important c'est de participer

L'effervescence démocratique autour des municipales donne le sentiment d'une volonté du peuple de reprendre le pouvoir
L'effervescence démocratique autour des municipales donne le sentiment d'une volonté du peuple de reprendre le pouvoir ©Getty - JakeOlimb
L'effervescence démocratique autour des municipales donne le sentiment d'une volonté du peuple de reprendre le pouvoir ©Getty - JakeOlimb
L'effervescence démocratique autour des municipales donne le sentiment d'une volonté du peuple de reprendre le pouvoir ©Getty - JakeOlimb
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De l'accumulation de listes dites participatives, au tirage au sort de certains candidats, en passant par les promesses de faire plus de place aux citoyens : l'effervescence démocratique qui règne autour des élections municipales semble témoigner d'une volonté populaire de reprendre le pouvoir.

Avec
  • Loïc Blondiaux Professeur de sciences politiques à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste des questions de démocratie et de participation citoyenne

L'échelon municipal est-il le plus pertinent aujourd'hui pour pratiquer la démocratie participative ? C'est en tout cas à l'échelle des communes que les initiatives en la matière se multiplient. En ce sens, entre l'accumulation des listes dites citoyennes, le tirage au sort d'une partie des candidats et la multiplication des promesses de mise en place de budget participatif, les élections municipales de 2020 témoignent d'une certaine effervescence démocratique. 

Dominé par le Massif des Trois Becs, cerné par les vignobles, les champs de lavande et les eaux de la Drôme, Saillans est un petit village tranquille. Mais en 2011, sa tranquillité a été rompue : le maire de l’époque a voulu installer un supermarché dans la commune. Une partie des habitants s’est rassemblée pour empêcher l’aboutissement du projet. "A la suite de cela, le projet a été abandonné, mais les élections municipales approchaient et on s'est dit qu'on en avait un peu marre de voter une fois tous les six ans pour une personne qui, une fois élue, gérerait la commune un peu seule avec quelques adjoints__", se souvient Vincent Beillard, 47 ans, actuel maire de Saillans.

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Le village de Saillans dans la Drôme
Le village de Saillans dans la Drôme
© Radio France - Rosalie Lafarge

Maire parce qu'il en fallait un

La fonction de maire est "tombée sur lui", rit encore l'élu, parce qu'administrativement, il fallait une tête de liste. Ce veilleur de nuit dans un centre pour adultes polyhandicapés a été désigné un soir, en son absence, par les colistiers lors d'une réunion. Une des multiples réunions organisées à ce moment-là à Saillans, un peu en amont du scrutin municipal de 2014, lors desquelles les participants ont construit ensemble leur programme. 

"Je me rappelle être arrivée à une réunion publique où on ne voyait pas qui organisait", raconte Sabine Girard, aujourd'hui dans l'équipe municipale. "Il y avait une centaine de personnes dans la salle, on a bossé deux heures sur des petites tables à se demander ce qu'on voulait pour le village, et j'étais, comme tout le monde, en train de me demander qui organisait et qui voulait être maire. Mais il n'y avait pas de réponse à ces questions ! Il y avait simplement une feuille sur laquelle s'inscrivaient ceux qui voulaient porter ce programme qu'on était en train de construire ensemble"

Sabine Girard, élue à la mairie de Saillans
Sabine Girard, élue à la mairie de Saillans
© Radio France - Rosalie Lafarge

Personne n'y connaissait rien ! Sabine Girard, élue à Saillans

"Je suis chercheuse par ailleurs, poursuit Sabine Girard, et j'ai beaucoup travaillé sur les politiques publiques au niveau local. Je me suis dit que c'était impossible, que personne n'y connaissait rien, que personne ne savait même ce qu'était une intercommunalité et que donc, il fallait que j'y aille au moins pour les alerter là-dessus. Je suis donc allée aux premières réunions. C'était incroyable de voir des gens super motivés qui, à la réflexion, avaient en fait tous une expertise. Simplement, ce n'était pas celle que j'imaginais être celle d'un maire, et j'avais évidemment une image complètement fausse de ce que pouvait être un élu__. J'ai trouvé ça tellement osé, tellement courageux de la part de tout ce monde qui était motivé et qui y croyait que je me suis dit : moi aussi !"

La nécessité d'inventer des outils

A force de "moi aussi", les habitants de ce petit village de la Drôme provençale ont réussi à constituer une liste. Elle a battu celle du maire sortant. Des binômes se sont emparé des différentes compétences et ont mis en place une nouvelle façon de gérer la commune. "On a créé des instances : les commissions thématiques dans un premier temps, puis les groupes action-projet dans lesquels des habitants sont venus travailler un projet afin de pouvoir le restituer au comité de pilotage", explique Fernand Karagianis, élu à la mairie de Saillans. "Ce comité de pilotage, poursuit-il, c'est une instance semi-clandestine dans les autres communes : ce sont les conseils d'adjoints. Ici, c'est transparent : le comité se réunit deux fois par mois, l'ordre du jour est mis en ligne et la réunion est ouverte au public. C'est une manière radicalement différente de gérer la commune : la collégialité__"

Dernier comité de pilotage de la mandature pour les élus de Saillans
Dernier comité de pilotage de la mandature pour les élus de Saillans
© Radio France - Rosalie Lafarge

Le dernier comité de pilotage de la mandature s'est tenu mi-février. Dans le public ce soir-là, une petite dizaine d'habitants. Monique, 85 ans et Mireille, 67 ans, deux Saillansonnes retraitées, fidèles parmi les fidèles de ces réunions du jeudi soir, ne l'auraient manqué pour rien au monde ! "Ils ne se prennent pas au sérieux, il y a quelque chose de chaud qu'on ne trouve pas ailleurs. Et pouvoir donner son avis, c'est quelque chose que je n'avais jamais vu. C'est très important d'avoir l'impression que l'on compte", témoigne Monique. "Cela permet d'entendre ce qui se dit sur les projets, de participer, de poser des questions, d'être entendue, puis de pouvoir échanger dans le village avec des gens qui ne viennent pas et peuvent véhiculer de fausses informations, cela permet de dire la vérité sur ce qui se passe", enchaîne Mireille. Toutes les deux le reconnaissent, cela prend "énormément de temps", il y a eu "trop de réunions, ça use tout le monde", mais elles militent pour que cela se poursuive. "On a envie que ça dure", appuie Mireille, pour qui "on est beaucoup plus constructifs à plusieurs que seuls"

C'est très important d'avoir l'impression que l'on compte. Monique, Saillansonne

Des Saillansons venus participer au dernier comité de pilotage de la mandature
Des Saillansons venus participer au dernier comité de pilotage de la mandature
© Radio France - Rosalie Lafarge

L'essor des budgets participatifs...

Même dans la bonne humeur et la convivialité, il n'est pas évident de mobiliser tout le monde dans un petit village de 1 300 habitants. On peut aisément imaginer que cela l'est encore moins dans des grandes villes. Mais sans aller aussi loin que Saillans dans la démarche, les communes peuvent s'emparer d'autres outils de démocratie participative, applicables à n'importe quelle échelle. Les budgets participatifs en sont un exemple. "C'est une somme allouée aux citoyens : ils vont proposer leurs idées, la collectivité va vérifier si les projets sont réalisables, soumettre ceux qui le sont au vote des habitants, puis les réaliser, c'est très concret", rappelle Antoine Bézard, fondateur du site lesbudgetsparticipatifs.fr. Dans l'enquête annuelle qu'il vient de publier, il met en avant un chiffre assez parlant : de sept budgets participatifs en France en 2014, on est passé à 170 aujourd'hui, sans compter les innombrables promesses dans les programmes municipaux. 

Antoine Bézard, fondateur du site lesbudgetsparticipatifs.fr
Antoine Bézard, fondateur du site lesbudgetsparticipatifs.fr
© Radio France - Rosalie Lafarge

Les Français ont besoin de parler de politique. Antoine Bézard, fondateur de lesbudgetsparticipatifs.fr

"Plusieurs raisons expliquent cet essor, selon Antoine Bézard, mais si on se concentre sur l'année 2019, il ressort qu'il y a un an se tenait le grand débat. On s'est alors rendu compte, ce que certains savaient déjà, que les Français avaient besoin de parler de politique et qu'ils souhaitaient aussi pouvoir être associés à la décision. A cela s'ajoute la volonté de la part des élus de recréer un lien de confiance avec les habitants. On est donc dans un temps où les budgets participatifs ont toute leur place et se développent"

Grand reportage
56 min

... dans les grandes et petites villes

Et cela se développe aussi bien dans des petites communes que des grandes métropoles, souligne Antoine Bézard, avec un montant moyen de cinq euros par habitant. "A travers cette somme, on peut distinguer une certaine volonté politique de faciliter l'expression des citoyens et surtout de donner du pouvoir d'agir au citoyen", reconnaît-il avant de noter que, "ce qui est intéressant, c'est de voir quelles collectivités décident d'expérimenter pour aller plus loin, et quelles autres mettent en jeu de toutes petites sommes pour des questions d'affichage d'ouverture des élus"

"Aujourd'hui, quand on fait un budget participatif, on a en moyenne 5% de participation__, rappelle Antoine Bézard, cela veut donc dire que des décisions qui concernent le budget de la collectivité sont prises par 5% des habitants, ce qui peut soulever la question de la légitimité de cette participation". Mais il rappelle tout de même que la démarche a besoin de temps pour s'installer notamment parce que, "entre le dépôt d'un projet et sa réalisation, il peut se passer trois ans". 

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Grand reportage
55 min

L'un des défis : le taux de participation

Au pied du Vercors, à Saillans, les habitants se sont manifestement emparés des outils proposés. Mais certains habitants seulement. Pas tous. Six ans après l'arrivée de l'équipe à la mairie, l'engouement n'est plus tout à fait comparable à celui du début. Le maire, Vincent Beillard, le reconnaît sans problème. "On ne peut pas nier qu'au départ, il y a eu un engouement général, il avait beaucoup de monde. Après, ça s'est porté sur des gens plus disponibles, notamment des retraités et toute la difficulté était de trouver différents temps pour avoir plus de personnes de 30-40 ans, qui ont une vie de famille et professionnelle un peu chargée, et puis de voir comment on pouvait toucher les personnes précaires, les personnes âgées isolées et puis les jeunes, public particulier sur lequel il faut faire des actions complètement différentes. En fin de compte, cela nous demandait encore une énergie qu'on n'a pas. On est une petite commune, la seule matière grise qu'on a, c'est la secrétaire générale, donc on manquait un peu de moyens. Alors, il y a un échec, parce que tout le monde n'y a pas été. Et c'est presque utopique (de penser que c'est possible), mais je pense que c'est intéressant de viser l'utopie__. Et puis ceux qui ont fait le pas de la participation ont gagné en compétences et font bouger les choses", rapporte l'élu. 

Vincent Beillard, actuel maire de Saillans
Vincent Beillard, actuel maire de Saillans
© Radio France - Rosalie Lafarge

On ne revendique pas l'étiquette de modèle. Vincent Beillard, maire de Saillans

Mais Vincent Beillard insiste, l'équipe ne revendique pas l'étiquette qu'on veut trop souvent lui coller : celle du modèle. "On entend souvent aussi le mot laboratoire, qui nous plaît un peu plus. On n'est pas du tout un modèle. On expérimente avec des choses qui marchent et parfois des échecs. On est bien conscients de nos échecs, et on en tire le bilan pour cette prochaine mandature. On a élaboré un schéma qui était vraiment complexe, très fin, très réfléchi, mais qui a pu manquer de clarté et de lisibilité. C'était tellement nouveau qu'on a été presque un peu trop ambitieux. On sent aussi que des gens sont énormément pris par leur temps personnel et professionnel, donc il faut peut-être développer une application numérique, diversifier nos ressources en terme de participation en allant à la rencontre des habitants dans les quartiers, sur les marchés et sortir de ces temps de réunion de deux heures". 

Donner envie sans forcer

Il faut donc adapter les outils existants et en développer de nouveau. Mais il faut aussi, insiste Sabine Girard, la chercheuse devenue conseillère municipale, rappeler qu'il n'y a pas d'injonction à la participation. "Parfois ce qui me gêne un peu, c'est quand j'en parle avec certaines personnes qui me disent : 'ah mais tu t'investis beaucoup, moi je ne le fais pas', et il peut y avoir un sentiment de culpabilité. Je pense que c'est très mauvais parce qu'il y a, à mon avis, de multiples formes de participation, et ce n'est pas parce qu'on ne vient pas à une réunion qu'en fait on n'est pas impliqué. Il y a d'autres manières de faire. La politique ne passe pas uniquement par les institutions actuellement, on sait que notre système et notre démocratie ne vont pas très bien, et je pense que tous les domaines de lutte ont besoin d'être ouverts en même temps. Ce projet que nous menons à Saillans s'inscrit dans l'institution, pour essayer de la faire bouger de l'intérieur, mais il peut aussi y avoir des choses à côté de l'institution", analyse Sabine Girard.

Elle note également que "tout le monde s'est retrouvé, à un moment, engagé dans le projet, s'est posé la question de savoir s'il avait envie de participer ou n'avait pas envie. Ce qui est déjà une réussite. Je pense honnêtement qu'on a donné envie à beaucoup de gens dans le village de faire de la politique, qu'ils soient pour ou contre et ce qu'on faisait et la manière dont on le faisait. C'est ça qui est important. La preuve, une liste d'opposition s'est montée, c'est un signe fort qui montre que la démocratie va bien dans ce village". 

L'opposition saillansonne dénonce une démocratie de façade

Cette liste d'opposition emmenée par François Brocard et Marie-Christine Casals s'est construite en réponse à la révision du PLU, le plan local d'urbanisme. Le binôme de têtes de liste a refusé de nous répondre, mécontent du traitement médiatique de ce qui se passe à Saillans et préférant "s'adresser directement aux habitants de Saillans pendant la campagne". Mais des mécontents, on en trouve dans le village. Simplement, ils ne sont pas très bavards. Quand le micro s'éteint, ils sont quelques-uns à dénoncer une "équipe d'incompétents", "des incapables", "des néo ruraux persuadés de faire la révolution en discutant des heures de l'emplacement des pots de fleurs". Les élus en place y voient un procès injuste, infondé surtout et souvent basé, selon Fernand Karagianis, sur l'incompréhension de leurs méthodes. 

"Avant 2014, aucun de nous n'avait jamais été élu, c'était une nouveauté pour tout le monde, et on a tous appris beaucoup de choses, reconnait-il. Je crois dur comme fer que la réflexion collective est hyper importante et que nos choix collectifs vont amener de la maturité au projet, vont bonifier les décisions. La réalité, c'est que tout n'est pas décidé par les habitants. Nous, élus, prenons beaucoup de décisions sur la gestion quotidienne ou quand il y a une urgence. Mais on essaie au maximum de faire en sorte que les dossiers aient été priorisés par les habitants lors des commissions thématiques qui se réunissent une fois par an pour identifier les axes de travail, ou lors des comités de pilotage. Et quand on a identifié des projets, on les ouvre et on fait travailler les habitants avec nous. Donc tout n'est pas décidé par les habitants, mais c'est l'ouverture qui est importante". 

La mairie de Saillans
La mairie de Saillans
© Radio France - Rosalie Lafarge

La participation, génératrice de frustrations

Et c'est ainsi que Fernand Karagianis entend poursuivre l'action. Avec deux élus de l'équipe sortante, il se présente à un deuxième mandat, en tête de liste cette fois. Les autres s'arrêtent là. C'est le cas de Sabine Girard. Elle soutient toujours le projet, mais elle est usée par six ans d'exercice, d'absences à la maison, et parfois, de frustrations. "C'est extrêmement rare qu'on arrive au consensus. La réalité, c'est qu'on arrive bien plus souvent au compromis. Et le compromis, par définition, c'est vraiment la gestion des frustrations : j'ai un avis, je le confronte à l'avis des autres, on constate que ce n'est pas le même, mais aussi que le consensus n'est pas possible et que c'est donc un peu plus l'un ou un peu plus l'autre, et du coup, chacun fait un pas, cela s'appelle le compromis". 

La vraie participation, c'est celle dont on ne connaît pas l'issue. Sabine Girard, élue à Saillans

Un compromis parfois douloureux : "quand ce sont des sujets qui touchent beaucoup à la personne, cela peut créer de la frustration. Donc quand on est en groupe, comme ça, on apprend à gérer la frustration. On l'a beaucoup appris au sein de l'équipe municipale, en tout cas moi personnellement. Et c'est le cas pour les habitants, qui peuvent ressentir de la frustration parce que le projet ne va pas dans le sens qu'ils estiment être le bon, mais aussi pour les élus. Parce que la différence entre les élus et les habitants ici, c'est qu'en tant qu'élu, on endosse quand même un costume où on se dit 'je vais prendre du temps pour être au service des habitants et être responsable du fait que le plus grand nombre puisse s'exprimer', et à la fin, on laisse un peu derrière ses propres idées, ses propres valeurs. Et il y a des moments où la contradiction peut être très forte, mais c'est le pendant de la vraie participation : la vraie participation, c'est celle dont on ne connaît pas l'issue en amont__", note Sabine Girard. 

Sur les docks
53 min

Pour elle, l'expérience aura été placée sous le sceau, entre autres, du courage. "Je trouve qu'on a été extrêmement courageux d'aller au bout. Parce qu'on ne peut pas dire qu'on ait été très souvent dans le consensus. Franchement ! On a tous des personnalités bien marquées, des avis divergents en termes de partis politiques, de façons de gérer la commune et de la développer. Ce qui est chouette, c'est qu'on a réussi quand même à tenir ensemble, à avoir une vraie dynamique de groupe avec les élus, et je pense que cela se ressentait aussi à l'extérieur. Et on a toujours aussi été tenus par les habitants qui nous regardaient, nous appuyaient, nous épaulaient. Je pense que cela nous a engagés davantage : il était hors de question de s'arrêter en cours de route puisqu'il y avait tous ces gens derrière qui comptaient sur nous. Et sur lesquels nous pouvions compter : d'ailleurs, quand on regarde précisément ce qui a été fait, on s'est beaucoup appuyés sur de la compétence, du temps et de l'énergie d'habitants". 

L'exemple de Vandoncourt

Cette idée qui consiste à s'appuyer réellement sur les habitants, les élus de Saillans ne sont pas les premiers à l'avoir eue. D'autres, avant eux, ont tenté l'expérience. La façon de faire était parfois différente, mais la volonté de participer et de faire participer était bien là. Maître de conférences en sciences politiques à l'université Lyon II, Guillaume Gourgues, a par exemple travaillé sur le cas de Vandoncourt, dans le Doubs. "C'est un tout petit village situé en milieu rural mais dans un bassin industriel qui est celui de l'usine Peugeot. En 1971, un maire, Jean-Pierre Maillard-Salin, propose aux habitants de mettre en place tout un tas de dispositifs et de faire un peu exploser la façon dont fonctionne le conseil municipal lui-même pour déboucher sur des prises de décision collectives et une gestion commune et partagée de la ville". 

"Comme le raconte Christophe Wargny dans l'ouvrage qu'il a consacré dans le début des années 1980 à l'expérience de Vandoncourt, le maire de l'époque, Jean-Pierre Maillard-Salin, propose qu'en conseil municipal, il y ait un peu tout le monde et que, tant que le feu est vert, on discute des décisions à prendre, et quand le feu est rouge, on vote__. Et tant qu'on n'a pas réussi à dégager une décision collective qui fasse un peu l'unanimité, on continue à discuter. On transforme donc le conseil municipal en agora du village tout en assumant le principe majoritaire", raconte Guillaume Gourgues. 

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La présence d'un "terreau favorable"

Mais la figure de Jean-Pierre Maillard-Salin interroge le chercheur. "Parce qu'aujourd'hui il fait l'objet d'un véritable culte et d'une forme de patrimonialisation à l'échelle de Vandoncourt". Un phénomène qui s'explique : l'homme a "une trajectoire extraordinaire", mais "vient du coin". Il a "bourlingué" avant de revenir à Vandoncourt avec "une conscience sociale, écologique et démocratique" assez incroyable pour l'époque et c'est bien lui qui va pousser Vandoncourt à adopter ce mode de fonctionnement. "Donc il a évidemment un rôle moteur, souligne d'emblée Guillaume Gourgues, mais s'il peut faire ce qu'il fait, c'est parce que Vandoncourt est un village très particulier où la densité associative est hors du commun, et où, dès lors, le maire peut s'appuyer "largement sur ce terreau favorable". Jean-Pierre Maillard-Salin, à lui tout seul, "n'explique pas tout"

On peut avoir des pratiques assez alternatives de démocratie locale sans pour autant enclencher un mouvement de rupture généralisée d'un point de vue strictement politique. Guillaume Gourgues

Guillaume Gourgues s'est également penché sur "l'après Maillard-Salin" à Vandoncourt_. "En 2018,_ France 3 a consacré un documentaire à Vandoncourt, un peu dans cet esprit de patrimonialisation. Le discours consiste, en gros, à dire que cela fait 45 ans que Vandoncourt fonctionne selon le modèle Maillard-Salin. Officiellement, les commissions fonctionnent toujours, la densité associative n'a pas faibli, on a même une hausse de la population, ce qui est un peu extraordinaire pour le bassin de Montbéliard", note-t-il d'abord. Mais ce qui l'étonne, c'est qu'en analysant les résultats des différents scrutins depuis les années 1970 à Vandoncourt, il constate que le village "n'échappe pas à la règle de tout le bassin de vie dans lequel il se situe, avec une progression absolument spectaculaire du vote en faveur du Front national, puis du Rassemblement national. Il n'y a pas de comportement politique particulier à Vandoncourt au sens électoral. C'est une énigme scientifique qui demande à être résolue : on peut avoir des pratiques assez alternatives de démocratie locale sans pour autant enclencher un mouvement de rupture généralisée d'un point de vue strictement politique". 

A Saillans, un avant et un après ?

A Saillans, il est évidemment trop tôt pour analyser d'éventuels effets électoraux. Trop tôt également pour savoir si l'expérience va se poursuivre après ces élections municipales. Mais Fernand Karagianis en est persuadé, il y aura, à Saillans, un avant et un après. "Pour moi ça a été clair dès le début, et je pense que c'est acté. On a ouvert des espaces, on a ouvert une mairie et je pense qu'on ne pourra pas revenir en arrière__. Même la liste d'opposition récupère les mots qu'on utilise : binôme de tête, participation, démocratie horizontale. Je ne dis pas que ces mots nous appartiennent, pas du tout, c'est même très sain et je me dis qu'on a déjà gagné en grande partie : on a gagné dans les idées", se réjouit celui qui considère que ce projet a "transformé le village". 

Même la liste d'opposition récupère les mots qu'on utilise ! Fernand Karagianis, candidat à un deuxième mandat

"Tout au long du processus, il y a de la transparence. Tout est sur le site internet, insiste encore Fernand Karagianis, et cette transparence transforme la manière dont on voit l'action municipale". Lui-même se demande "ce qui a pris", ce qui a fait qu'à Saillans, s'est passé ce qui s'est passé. "Je crois qu'on a révolutionné l'esprit de la politique. Et c'est pour ça que j'ai envie que cet esprit perdure. Bien sûr, on va encore améliorer les choses, mais on est dans le vrai. Il suffit parfois d'un petit grain de sable et les choses changent, on ne sait pas pourquoi. Si Saillans fait partie de ces grains de sable, tant mieux", souligne le candidat. 

Fernand Karagianis, élu à la mairie de Saillans et tête de liste aux municipales 2020
Fernand Karagianis, élu à la mairie de Saillans et tête de liste aux municipales 2020
© Radio France - Rosalie Lafarge

Un business de la démocratie ?

D'autres acteurs parient sur le fait qu'une véritable rupture, nationale celle-ci, est d'ores et déjà en cours. A l'heure où, partout en France, des listes dites citoyennes se lancent à l'assaut des mairies, des entreprises en profitent pour asseoir leurs compétences et installer un marché. Chez Cap Collectif, on crée des applications participatives. "C'est ce qu'on appelle une civic tech, une entreprise qui utilise le numérique pour changer la façon dont on prend les décisions", explique son président-fondateur Cyril Lage. Et pour ces municipales, l'entreprise a choisi de proposer aux candidats une offre, numérique donc : des sites internet clé en main et participatifs évidemment.

"On fournit à nos clients un site web avec une page d'accueil, un blog, un agenda, mais sa particularité, c'est qu'il embarque l'ensemble de nos applications participatives : notre application de questionnaire, de boîte à idées, de consultation. Cela va permettre soit d'avoir des idées très larges sur un domaine, soit de mettre en consultation le pré-programme d'un candidat pour que chaque habitant de la commune ait la possibilité de donner son avis et ses arguments en faveur ou en défaveur d'une proposition", décrypte Cyril Lage, exemples à l'appui. 

La participation, plus qu'un effet de mode

"On sait qu'il existe des biais dans la participation et notamment dans le numérique, donc ce serait périlleux de s'engager à mettre dans le programme les propositions les plus votées parce qu'à coup sûr, vous aurez la mobilisation des acteurs locaux, des lobbies qui utiliseraient ce biais pour faire entrer leurs propositions dans les programmes", admet le patron qui demande toutefois aux candidats de s'engager à "prendre en considération les propositions et dire dans quelle mesure elles ont fait évoluer" leur programme initial. 

Cyril Lage, président fondateur de Cap Collectif
Cyril Lage, président fondateur de Cap Collectif
© Radio France - Rosalie Lafarge

Personne ne veut être le pion d'un jeu qu'il ne comprend pas. Cyril Lage, président de Cap Collectif

Sur le sujet, Cyril Lage ne croit pas à un simple effet de mode. "On n'entre plus dans un restaurant sans regarder les notes sur une application, on fait de même avant d'aller au cinéma, on développe tous cette pratique et globalement, on a un changement important dans la société. Personne ne veut être un pion d'un jeu qu'il ne comprend pas et je suis assez convaincu qu'on est au début d'une transition qui ne va que s'amplifier dans les années à venir". Y aurait-il dès lors un "business" à la clé ? "Je n'aime pas trop l'idée d'associer démocratie et business, parce que la démocratie n'est pas un marché. Mais nous sommes un éditeur de logiciel, et il y a un marché concurrentiel sur les éditeurs de logiciels, au même titre que sur tout le matériel que peut utiliser une collectivité pour faire fonctionner la démocratie". 

Des convaincus et des opportunistes

"Sans se voiler la face, poursuit encore le chef d'entreprise, on a deux types d'interlocuteurs, pour les municipales comme le reste du temps : les convaincus et les opportunistes. Vous avez des gens qui pensent que c'est une façon pertinente de répondre à la demande des citoyens, mais ne sont pas convaincus dans le fond, ils restent sur l'idée qu'ils ont la connaissance, qu'ils sont entourés des bons experts, mais qu'il faut impliquer le citoyen parce qu'il y a une demande du citoyen", conclut Cyril Lage. 

Le Temps du débat
40 min

Cette demande, la mairie de Saillans en est témoin depuis 2014. Des centaines de listes ont contacté l'équipe en place pour avoir des conseils, un retour d'expérience, un mode d'emploi parfois. Mais même au bout de six ans, on n'a pas toujours les réponses, admet Sabine Girard. "O_n en ressort avec beaucoup de questions sur comment on peut faire, sur les conditions, sur le fait aussi que les outils ne soient pas toujours adaptés"_, met en avant la chercheuse. "Je pense que cela mérite de mûrir et qu'il faut prendre le recul nécessaire pour essayer de tirer objectivement des leçons", soulève celle qui ne se représente pas. 

Saillans scrute les résultats des listes participatives

Conscients des limites de l'exercice mais profondément persuadés qu'il s'est passé quelque chose ces six dernières années à Saillans, les élus du village, Vincent Beillard en tête, promettent de regarder de très près les résultats de ces listes dites participatives candidates à ces municipales : "c_'est clair qu'on ne pourra pas revenir en arrière à Saillans, mais surtout, ça fait bouger la vallée et environ 300 listes participatives en France. Cela va donc être très intéressant de voir les échos que cela peut avoir dans les urnes"._

"On a senti qu'on était inspirant, ce qui nous a aussi valu d'être très critiqués par nos habitants, sur le fait d'accueillir les médias par exemple. Ils pensaient qu'on prenait le melon, qu'on faisait de l'idéologie, mais pas du tout", s'exclame Vincent Beillard. "L'idée, c'était de témoigner, parce qu'on sentait une forte envie de la part de nombreux collectifs en France. Et ce qui nous intéresse, c'est de voir quel écho cela a, afin de s'enrichir les uns des autres", semble-t-il conclure avant d'ajouter en riant : "et puis, on est contents, parce que les médias ne viendront plus seulement voir Saillans__, vous pourrez aller vous balader partout en France !"

Les Chemins de la philosophie

Illustrations musicales : Power to the people - John Lennon, Votez pour Moi - Tété

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