

Combien seront-ils à accomplir leur devoir civique les 10 et 24 avril prochains ? À quatre mois du scrutin, l’élection présidentielle, habituellement marquée par une participation élevée, suscite peu d’intérêt.
- Marlène Schiappa Secrétaire d'état chargée de l’Économie sociale et solidaire et de la vie associative
Plombée par l'épidémie de Covid-19 et l'abstention record des dernières élections régionales et départementales, l'année politique se termine dans une conjoncture incertaine. À quatre mois de l'élection présidentielle, faut-il s’attendre à un taux d’abstention historique dans la lignée des élections régionales du printemps ? Au deuxième tour, l’abstention représentait près de 66%, deux tiers des inscrits sur les listes électorales. "Une alerte démocratique à laquelle il faut répondre" avait alors déclaré Emmanuel Macron. À la demande du président de l’Assemblée Richard Ferrand, une mission d’information a été créée pour "identifier les ressorts de l’abstention, et les mesures permettant de renforcer la participation électorale". Les députés viennent de formuler 28 propositions. Pour l’essentiel des solutions techniques visant à faciliter le vote de ceux qui renoncent face aux difficultés rencontrées. Mais ces réponses sont-elles de nature à enrayer une tendance de fond, alimentée par le sentiment de ne pas être écoutés ni représentés ? Beaucoup de Français pratiquent aujourd’hui une abstention "sanction", une façon de signifier leur défiance envers la classe politique, leur colère… voire leur dégoût.
Roubaix, dans le Nord, fortement touchée par le chômage et l'abstention
À Roubaix, dont les briques rouges témoignent du patrimoine industriel, l'abstention semble ne jamais vouloir régresser. Un peu moins de 29 % de participation aux législatives de 2017, 22,5% aux municipales de 2020 et seulement 16 % aux élections régionales en juin dernier. Située en périphérie de Lille, Roubaix est l'une des villes de France où l'on vote le moins et aussi l'une des plus pauvres.

La commune a été le 27 novembre dernier le point d'étape du camping-car de l'association "Pas Sans Nous". Ses membres sillonnent les quartiers populaires, un tour de France intitulé "Nos quartiers ont de la gueule". 45 villes en tout jusqu'en mars pour aller à la rencontre des habitants recueillir leurs doléances en vue de l'élection présidentielle et essayer de faire entendre, dans ces territoires souvent minés par l'abstention, l'importance du vote.
Voter c'est exister aussi
Mohamed Mechmache, président du collectif "Pas Sans Nous"
Mohamed Mechmache, président du collectif "Pas Sans Nous" explique que lui et les bénévoles s'installent avec tables et chaises, ils proposent un café aux gens qui passent et discutent de "l'implication que devraient avoir ces habitants face à l'abstention". "On essaie de créer un électrochoc pour que les gens comprennent les enjeux. On fait énormément de pédagogie". Il ajoute : "Si vous voulez que ça change, il faut être un peu acteur de vos vies et voter c'est exister aussi".

Le camping-car de l'association s'est installé sur la place de la Liberté, dans le centre-ville. Une dizaine de bénévoles, dont fait partie Samir, arrêtent les passants et engagent la discussion. À une Roubaisienne qui lui affirme que ça ne sert à rien de voter, Samir explique qu'aux "dernières élections, la ville de Roubaix a été la deuxième ville de France où le taux d'abstention a été le plus important". Pour le bénévole, "les gens sont dégoutés de la politique, ils ont l'impression que toutes les promesses qui sont faites ne sont jamais tenues. On le voit à travers les chiffres et les terrains, ceux qui s'abstiennent, sont d'abord ceux qui sont dans les quartiers populaires malheureusement. Ils cumulent tellement de difficultés et de préoccupations que le vote n'est pas du tout une priorité pour eux".
Entre Montpellier et Béziers, à la rencontre des jeunes
Le constat est sans appel : les jeunes ne se rendent plus aux urnes. L'abstention atteint des records chez les moins de 35 ans : 82 % aux dernières élections régionales et départementales - et encore plus chez les 18-25 ans. Certains profils ont quasiment totalement disparu des bureaux de vote, comme la fraction de la jeunesse qui n'étudie pas dans le supérieur : le jeune de 18 ou 19 ans sans le bac ou inscrit dans une filière technique professionnalisante courte n'existe quasiment plus dans le corps électoral.
Joris, 25 ans, est aide-soignant. Il a voté la première fois lorsqu'il en a eu le droit à l'âge de 19 ans. Il a mis le bulletin de Marine Le Pen dans l'urne en 2017 mais depuis les "gilets jaunes" sont passés par là, "une révélation" pour le jeune homme.

"Dans les 'gilets jaunes', il y avait de tout, de l'extrême à droite à l'extrême à gauche jusqu'au centre. J'ai pu échanger avec énormément de gens qui m'ont fait changer de façon de penser et qui m'ont fait changer de la façon dont il faut voir les choses et surtout de la façon dont il faut les prendre". Joris est au chômage car il refuse de se faire vacciner mais ne se considère pas comme anti-vax. "Je suis vacciné de plein de trucs comme tout le monde. Je suis anti-thérapie, je suis anti-imposé. Il y a une part de défiance vis-à-vis du gouvernement et de ses élites".
Autre profil : celui de Julien, 33 ans, anarchiste "de cœur". Ce Montpelliérain est responsable support dans une entreprise qui vend des logiciels de réalité augmentée. Il n'a voté qu'une fois, en 2005, "pour voir à quoi ressemblait un isoloir" et depuis il n'y a pas "remis les pieds". Julien ne croit pas au "principe de représentativité", il ne pense pas que "le pouvoir souverain puisse être représenté par des représentants. Il faut mettre en place un moyen de l'exercer directement, argumente-t-il. Par ailleurs, Julien qui se place à gauche sur l'échiquier politique dit ne pas se reconnaître dans les dirigeants qui sont actuellement au pouvoir. "Je ne me reconnais pas dans leur discours, je ne me reconnais pas dans leur vécu, dans le monde qu'ils décrivent, je n'ai pas l'impression de vivre dans le même monde."

Si l'abstention constitue un acte politique assumée pour de nombreux Français, elle peut être aussi subie. Jean-Yves Dormagen est professeur de sciences politiques à l'université de Montpellier et spécialiste de la sociologie électorale et de l'abstention. Il estime que plus de six millions de personnes sont mal inscrites en France, soit 15 % de l'électorat. Et cela concerne plus particulièrement les jeunes. Il s'agit d'électeurs inscrits mais sur les listes électorales d'une commune qui ne correspond plus à leur lieu de résidence principal. Pour Jean-Yves Dormagen, la mal-inscription cela explique à peu près la moitié de l'abstention permanente à la présidentielle par exemple mais cela reste une raison technique pour le politologue. Pour lui, la cause principale de l'abstention, même si elle multifactorielle, c'est l'indifférence.
Le facteur le plus important : l'indifférence ?
"Beaucoup de citoyens en réalité sont très distants de la politique, ne la suivent pas, ne la connaissent pas", explique Jean-Yves Dormagen. Dire qu'on est colère "cela permet de légitimer, estime-t-il, quand vous êtes sommés de le faire, d'expliquer pourquoi vous ne votez pas, vous êtes mis dans la position de devoir vous justifier". Alors comment politiser ? C'est compliqué, selon le professeur de sciences politiques, "car la politisation est partisane au sens fort du terme. C'est comme le sport, c'est difficile de suivre un match de football par exemple si on n'a pas de préférence. La politique c'est un peu la même chose, si vous n'avez pas de préférence pour le résultat, cela devient quelque chose de relativement ennuyeux, relativement peu mobilisateur".

À la campagne, on vote plus qu'en milieu urbain mais même dans ces territoires ruraux les électeurs "intermittents", ceux qui alternent vote et abstention selon les scrutins sont de plus en plus nombreux. Michel Vergnier nous accueille en Creuse, ancien député socialiste et ancien maire de Guéret. Il a passé la main aux dernières élections municipales, l'an dernier, après 22 ans passés à la tête de la ville.

Il y a dix ans environ, on a eu le sentiment qu'il commençait à y avoir une perte d'intérêt et pas seulement et pas pour tous les votes. Les élections très locales comme les municipales gardaient une participation élevé dépassant souvent les 70%. Les élections présidentielles intéressaient aussi les gens. Par contre, les autres élections, les élections départementales, les élections régionales et alors surtout les élections européennes, on a vu là vraiment beaucoup d'abstention et de plus en plus d'abstention.
Michel Vergnier, ancien maire de Guéret
Malgré tout, "à la campagne, on a un attachement au vote comme on a un enracinement sur sa terre. Les gens considèrent que c'est une faute de ne pas voter", estime Michel Vergnier. L'ancien maire conclut : "il y a une crise aujourd'hui, il ne faut pas qu'elle perdure car c'est la démocratie même qui est menacée sur ses bases".
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