Faut-il tout montrer au théâtre et comment ? Au printemps dernier, une pièce d'Eschyle donnée à la Sorbonne avait créé la polémique parce qu'elle figurait un masque noir. Des associations anti-négrophobie dénonçaient un blackface et relançaient ainsi la question de la liberté d'expression au théâtre
- Jean Robert Charrier Directeur de théâtre
- Sylvie Chalaye
Faut-il tout montrer au théâtre ? Doit-il être représentatif de la société ou bousculer le spectateur ? Y a-t-il des limites à la liberté d’expression et de création ? Le théâtre peut-il encore être transgressif ? La polémique du printemps sur le masque noir, prévu pour représenter des Égyptiennes dans les Suppliantes d'Eschyle à la Sorbonne semble avoir ravivé ces questions.
Un trop plein de réalité au théâtre ?
Il y a eu, le 25 mars dernier, le boycott de la représentation de la pièce d'Eschyle montée à la Sorbonne par l'association Démodocos et ses comédiens amateurs et accusée par des militants anti négrophobie de "racialisme" et de négrophobie faciale. Il y a eu des tribunes d’universitaires et de personnalités du spectacle fustigeant la censure, l’ignorance, les contresens, l’anachronisme ; expliquant qu’un masque noir dans une pièce fidèle aux pratiques théâtrales antiques ne peut pas être confondu ni assimilé avec le blackface de l’époque coloniale qui consiste à se grimer en noir pour se moquer des noirs.
Le théâtre n'est pas naturaliste, c'est le lieu du crime. Ce sont les Grecs qui ont inventé ça. Faire couler le sang sur scène pour éviter de le faire couler dans la cité. Si on ne peut plus faire mourir des hommes sur scène parce qu'ils sont noirs alors il n'y a plus de théâtre. Jean-Michel Rabeux, metteur en scène, signataire de la tribune "Pour Eschyle"
L’Unef, le syndicat étudiant, est entré dans le débat. Il a organisé un colloque sur les blackfaces et a demandé des excuses à l’Université qu’il considère trop perméable au "racisme omniprésent à l’échelle de notre pays". Le ministère de l’Enseignement supérieur et celui de la Culture persistent. Au nom de l’universalisme, ils condamnent la censure identitaire et le communautarisme. Fin mai, la pièce d’Eschyle était finalement redonnée, toujours à la Sorbonne, par la même association de théâtre amateur mais avec des masques dorés…
C'est tout ce qu'on demandait ! Les metteurs en scène doivent revoir leur logiciel ! On ne peut plus nous représenter de cette manière déshumanisante. Pour jouer des noirs sur scène il faut prendre des comédiens noirs. Le théâtre doit être représentatif de la société. Egountchi Behanzin, porte parole de la LDNA, la ligue de défense noire africaine
Pourtant, le thème de l'esclavage et la question noire est de plus en plus présent dans le milieu culturel en France. Outre le musée d'Orsay, le cinéma, l'édition et même l'opéra s'en emparent. Pour preuve, l'ensemble les Paladins, avec son chef d'orchestre Jérôme Corréas, montent à l'automne le Code Noir, un opéra de 1842 de Louis Clapisson, qui met en scène l’esclavage. La distribution fait la part belle aux artistes noirs.
Bien sûr, ce thème suscite l'inquiétude des programmateurs car il y a des écueils à éviter. Mais Clapisson et Scribe (le librettiste ndrl) les évitaient au XIXe siècle. Cet opéra n'est pas revanchard, il montre l'histoire de l'esclavage dans toute sa complexité, par des situations qui parlent d'elles mêmes et sans juger. Mon vœu est qu'il puisse transmettre un peu d'espoir au public et ça c'est aujourd'hui très subversif !
Jérôme Corréas, fondateur des Paladins
Transgressif, le nu au théâtre ?
L'utilisation du nu dans l'art est omniprésente depuis les débuts de l'humanité. Aujourd'hui, les nus sont institutionnalisés dans la peinture, la sculpture, ils sont nombreux dans les chorégraphies mais le théâtre fait exception. Interdit sur scène jusqu’au début du XXe siècle, aujourd'hui le nu apparaît ça et là sur des scènes parisiennes, presque jamais en province et beaucoup moins souvent qu’on ne croit, considère le metteur en scène Jean Michel Rabeux :
J'en appelle aux journalistes et sociologues : faites la liste du nombre de nus sur les scènes française en une année, vous verrez il n'y en a presque pas mise à part Angelica Liddell. L'omniprésence du nu est une fausse idée qui dit beaucoup du tabou du corps dans notre société.
Jean-Michel Rabeux, metteur en scène et dramaturge.
Connu pour le scandale provoqué par son texte érotique Éloge de la pornographie, Jean Michel Rabeux a décidé de monter dans son local de travail (à Saint-Denis, en banlieue parisienne) tout ce qui ne peut pas se monter ailleurs, ni au théâtre privé, ni au théâtre public. Lokal, du nom du lieu créé avec sa compagne Claude Degliame, est une utopie où le spectateur vient et pour 5 à 15 euros (selon sa bourse), mange un plat et voit une pièce de théâtre. Au mois de juin, le lieu accueillait Phèdre Brisures, une version réduite de la pièce de Jean Racine où les vers du poète sont déclamés sous une lumière tamisée, par quatre comédiens presque sans décor ni accessoire, mais intégralement nus. Un mélange très subversif, considère la compagnie, parce qu'il mélange l'inouï : les grands textes du répertoire avec la nudité.
Le théâtre est le lieu de la transgression mais ce n'est pas de me déshabiller qui est subversif. Le nu dans Phèdre est un costume. L'épreuve, en revanche, pour les comédiens et aussi pour certains spectateurs qui n'y sont plus habitués est le texte en vers de Jean Racine.
Sandrine Nicolas, comédienne.
Et la cruauté au théâtre ?
La transgression n’est donc pas toujours où l'on croit, elle n'est pas toujours spectaculaire et surtout elle peut arriver là où on ne l’attend pas. A Versailles, chaque année depuis 23 ans, le festival du Mois Molière permet à près de 100 000 festivaliers de voir des spectacles gratuitement et en plein air. Onze compagnies en résidence créent, l'année durant, des spectacles pour tous en se rendant notamment dans les écoles et dans les quartiers pas toujours favorisés de la ville.
La question de la transgression au théâtre n'est pas essentielle. La véritable question est de permettre à tous d'avoir accès au théâtre parce qu'encore aujourd'hui ce n'est pas le cas.
François de Mazières, directeur artistique du Mois Molière et maire de Versailles.
Ainsi, dans de nombreux lieux patrimoniaux de la ville, le théâtre est là, pour 350 000 festivaliers, gratuitement ou pour une somme modique et sans aucune aide financière du ministère de la Culture.
Depuis 17 ans, la metteuse en scène Stéphanie Tesson fait déambuler le public dans le potager du roi. Grande admiratrice de Molière, elle a décidé cette année de monter les contes de Grimm, mais sans les édulcorer, en leur gardant toute leur cruauté mais avec bonne humeur, et toujours dans une ambiance de folie douce.
C'est très sain de montrer les contes de Grimm aux enfants, du moment que cela ne flatte pas leurs instincts pervers, parce que ces contes racontent la vie, la nature, le vrai. Ici, on est loin du système parisien, de sa course et de ses artifices ; il n'y a pas de mensonge, et le théâtre est un retour à l'enfance, à l'élan vital. Est-ce subversif ? Sans doute, parce qu'on y célèbre la vie et les gens adorent ça !
Stéphanie tesson, metteuse en scène et fondatrice de la compagnie Phénomène et compagnie
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