La Normandie est l'exemple type du fameux "mix énergétique" prôné par l'exécutif. Mais les projets d'EPR ou de parcs éoliens offshore provoquent des remous au sein de la population.
- Chantal Jouanno Présidente de la commission nationale du débat public, chargée de piloter le grand débat national
La Normandie est un territoire de mix énergétique : nucléaire, éolien terrestre, éolien offshore, méthanisation, photovoltaïque, hydrogène… Parmi les gros projets des prochaines années, les nouveaux EPR et l’éolien (toujours aucune éolienne française ne tourne en mer). Malgré un certain consensus autour du nucléaire, les crispations autour des impacts du mix énergétiques sont bien réels.
A Saint-Martin Plage, la mer s'étend entre deux hautes falaises. Sur le flanc de l'une d'elle ont été creusés les dômes des réacteurs de la centrale de Penly. Mise en service entre 1990 et 1992, elle peut encore accueillir deux réacteurs, pour lesquels les emplacements avaient été prévus. En novembre dernier, Emmanuel a confirmé son intention de construire six nouveaux EPR. Les deux premiers devraient voir le jour à Penly. Une aberration pour Françoise Kobylarz, Richard Kobylarz, et Claudine Hugon, militants anti-nucléaires : "Depuis 13 ans, les décideurs n'ont que ça en ligne de mire. Pour eux, c'est le graal. C'est la solution pour le territoire, ils n'imaginent rien d'autre."
Un consensus politique sur le nucléaire
Malgré ces oppositions, la région reste une terre d'accueil du nucléaire, où un consensus politique et citoyen règne. Il faut dire que le nucléaire est synonyme d'importantes retombées financières, qui se voient dès l'entrée des villages aux alentours : grandes décorations de Noël, bâtiments flambants neufs… Le maire de petit-Caux, qui regroupe 18 communes, reconnaît le confort de ces rentrées fiscales : "C'est un établissement exceptionnel. Effectivement, pour nos communes, ce sont des rentrées fiscales exceptionnelles, plusieurs centaines de milliers d'euros. Le foncier bâti doit être à hauteur de 8 millions d’euros, quelque chose comme ça. Donc notre fiscalité nous a permis de construire des écoles, des centres périscolaires voire des salles de sport, des crèches, une maison de retraite, un complexe aquatique, une patinoire.... "
Patrice Philippe espère donc le feu vert du gouvernement pour les deux EPR à Penly : "Cela dit, vous commencez à toucher la fiscalité de l'établissement quand elle commence à vendre ses premiers kilowattheures, soit pas avant 2030, 2035. Par contre, il va y avoir des investissements à faire et ça, c'est maintenant. Si la décision est prise, il va falloir s'organiser. Il y aura des besoins au niveau des voiries, du logement, des équipements. EDF participera sûrement, mais pas sur tout." En attendant, pas de réelle opposition parmi les habitants aux alentours selon l'édile : "Les gens vivent avec, sans problème. Récemment, il y a eu un exercice de sécurité organisé avec la centrale, qui consistait à évacuer un des villages. Une seule personne a participé. Je ne sais pas si les gens se sentent concernés ou pas, mais c'est comme ça."
Sans consensus politique, pas de nucléaire. C'est ainsi que Hervé Morin, président de la région Normandie, explique le choix du site de Penly pour les deux des six nouveaux EPR. "Il y avait trois sites possibles en France, mais le consensus politique et la volonté politique sur le sujet l'ont emporté. Il n'y a pas plus rationnel qu'un Normand, et un Normand considère qu'il y a pas de décarbonation sans nucléaire. Il y a pas d'industrie sans nucléaire, et il ne peut pas y avoir de centrale nucléaire si les élus locaux n'en veulent pas."
Seule une partie de la gauche et d'EELV s'oppose au nucléaire. Rudy Lorphelin, conseiller municipal à Caen et coprésident du groupe écologiste au Conseil régional de Normandie, conteste ce consensus politique : "Ce consensus est apparent, et construit notamment par celles et ceux qui sont les promoteurs les plus ardents de l'énergie nucléaire. Pourtant, de plus en plus d'élus doutent de la pertinence de la filière nucléaire en France et de ce point de vue là, l'EPR de Flamanville est un exemple patent de ce qu'est un sinistre industriel, un chaos. En Normandie, on a une sorte d'exception qui consiste à tenter d'imposer l'idée selon laquelle le nucléaire serait l'énergie de toutes les solutions. Le consensus peut être aussi du côté des énergies renouvelables. Il est possible s'engager sur une sortie programmée du nucléaire, parce qu'on a éprouvé un certain nombre de nouvelles technologies, notamment en matière de renouvelables."
Les énergies renouvelables se développent aussi en Normandie, en particulier l'éolien en mer. Selon la militante anti nucléaire Françoise Kobylarz, "c'est la solution de l'avenir. En France, le nucléaire fait qu'on ne voit pas la source de fabrication de l'électricité. Le parc éolien en mer, on le verra ! Je trouve que c'est fondamental pour les mentalités."
Des chantiers colossaux
A l'heure actuelle, cinq projets éoliens sont en cours dans la Manche, certains plus avancés que d'autres. Les deux premiers à entrer en fonctionnement seront celui au large de Fécamp et celui au large de Courseulles-sur-mer. Les premiers travaux en mer sont prévus cette année, mais pour l'instant c'est dans les usines que cela se passe. Bertrand Allanic est responsable d'EDF Renouvelables, il dirige le chantier des fondations des éoliennes en mer pour le site de Fécamp :
C'est un chantier hors norme : il s'agit de construire 71 fondations gravitaires d'une hauteur de 55 mètres, un diamètre au sol de 31 mètres et un poids de plus de 5 000 tonnes par élément. L'ensemble de ces fondations sera acheminée l'été prochain sur le parc de Fécamp, situé à 12 km des côtes. Cela signifie d'énormes convois qui transporteront 3 par 3 ces fondations pour les déposer doucement au fond. Pendant deux mois, ça vaudra le coup d’œil !
Bertrand Allanic
L'emploi : l'argument principal
Rien que sur le chantier des fondations des éoliennes du parc de Fécamp, 900 personnes sont employées. L'emploi est évidemment le gros argument pour implanter ce type de projet. Le nucléaire représente 22 000 emplois directs dans la région, et les futurs parcs éolien ou les futurs EPR sont la perspective de milliers d'emplois supplémentaires. Cela engendre donc un enjeu crucial de formation. David Marguerite est vice-présidente de la région Normandie, en charge de l'emploi, de la formation, de l'orientation et de l'apprentissage :
"Ce que nous avons fait sur le nucléaire à Flamanville, nous avons vocation à le refaire demain sur l'EPR de Penly : plus de 1500 personnes ont été formées grâce à l'action de la région et ses partenaires comme. C'est environ 50% de la main d'œuvre ayant a travaillé sur le chantier EPR qui a été formé en local."
Dans la région, l'enjeu est surtout de créer et calibrer des formations (pour des demandeuses et demandeurs d'emploi ou en formation initiale) sur mesure. "Les jeunes qui s'inscrivent aujourd'hui dans ces formations, que ce soit dans l'éolien ou le nucléaire, ont la garantie d'une insertion professionnelle rapide, assure David Marguerite. C'est aussi un épanouissement personnel assuré, car ce sont des métiers qui travaillent l'imaginaire collectif des jeunes. On sait à quel point l'enjeu du développement durable est essentiel chez la nouvelle génération. Les formations dans le renouvelable ont d'ailleurs plus de succès que celles dans le nucléaire, même si ça revient un peu." Mais face aux énormes besoins qui s'annoncent, David Marguerite reconnaît qu"'il ne sera pas possible de recruter uniquement en local."
Les pêcheurs, premiers concernés
Mais au delà des retombées économiques, il y a les conséquences sur la population et les territoires, qui se retrouvent face à des nouvelles technologies dont les impacts sont parfois peu évalués.
Les pêcheurs sont en effet les tous premiers concernés, et opposés à ces projets. Les premiers travaux du parc de Courseulles sur mer (64 éoliennes à 10 kilomètres de la côte) doivent commencer cette année, avec des conséquences directes pour les marins. Philippe Calone est pêcheur en baie de Seine et membre de l'organisation des pêcheurs normands. Selon lui, la première des conséquences sera la perturbation de la navigation.
Déjà, on a toute une zone qui nous sera interdite pendant les trois ans de la phase de travaux. Il faudra la contourner, et cela en plein milieu de notre zone de pêche. Ensuite, ça fait autant de récifs artificiels : ce sont des pieux entre 7 et 9 mètres de diamètre. Par mauvais temps, si on est en panne et que le bateau dérive, on risque de s'écraser ou bien on ne pourra pas venir nous chercher. Ce sont aussi des zones qui brouillent les radars, nos instruments de communication et de navigation.
Philippe Calone
L'autre gros point de tensions est la conséquence sur les ressources halieutiques. "C'est une zone de reproduction de nombreuses espères, affirme Philippe Calone. C'est aussi en plein dans le gisement de coquilles Saint-Jacques! Nous dépendons d'une vie marine en bonne santé. Peut-on se permettre de détruire la biodiversité? des parcs éoliens, des fermes éoliennes, ce sont des beaux termes. Mais ce sont avant tout des usines!
Selon les pêcheurs et le Comité régionale des pêches de Normandie, le principe de précaution s'impose face au manque d'études sérieuses sur le sujet. Selon son président, Dimitri Rogoff, "il nous manque des réponses concrètes sur les conséquences sur l'écosystème, mais aussi sur l'impact majeur : si un parc, plusieurs parcs ou si les effets cumulés de plusieurs parcs provoquent un dégât majeur, un désastre écologique, que se passe-t-il ? "
Il y a tous les impacts directs à long terme avec les déplacements de sédiments, ceux du bruit, ceux des rayonnements électroacoustiques... Les pêcheurs n'ont pas de réponses concrètes à leurs questions. Certes, il y a beaucoup d'études de faites, mais peu de synthèses, peu de vulgarisation et dès qu'on pose des questions assez simples on n'a pas de réponse A ce titre-là, on peut agiter le principe de précaution. Les études d'impact sont trop théoriques. En aucun cas, elles proviennent d'expériences, de connaissances qui ont été acquises au moment du développement des projets, c'est à dire qu'on n'a pas fait beaucoup d'études supplémentaires, en plus de la bibliographie. On a regardé ce qui se passait ailleurs. On a transposé. Mais ce n'est pas satisfaisant.
Dimitri Rogoff
Le manque d'informations et d'études est le principal argument opposé aux constructeurs. Alors pour informer mais aussi discuter avec les habitants concernés, des réunions de concertation publique sont organisées. Ce soir là, à Caen, une vingtaine de personne participe à une réunion à propos du projet d'un deuxième parc éolien en Centre Manche, à 45 kilomètres au large de la Côte de Nacre du Cotentin (mise en service prévue en 2031).
A ce stade, le projet est encore très précoce, au stade de la concertation préalable. En l’occurrence, il s'agit de déterminer un point de raccordement du parc éolien à terre. Damien Levallois est le directeur des projets éoliens en mer à la DREAL, la direction régionale de l’environnement : "Lors de nos premiers travaux de planification des espaces maritimes, l*'absence de connaissance ressortait vraiment. Il a donc fallu qu'on recueille de la bibliographie. Et on a eu des pages des pages.** Certes, ça n'est pas suffisant. Aujourd'hui, sur le projet Centre Manche, c'est l'État qui est maître d'ouvrage et qui mène toutes les études d'état des lieux. On est parti pour deux ans d'études pour analyser tous les compartiments environnementaux et déterminer l'état des lieux de cette zone. Certes, cet état des lieux bouge au fur à mesure des années, il sera donc réactualisé tout au long du projet.*"
Des élus locaux déçus par les concertations publiques
Pourtant, ces réunions ont déçu certains élus locaux du littoral. C'est le cas dans le Cotentin. Yves Asseline est maire de Réville, Gilbert Doucet est maire de Saint-Vaast-la-Hougue et Christiane Tincelin est maire adjointe de Barfleur. Ensemble, ils ont créé l'association Eolarge pour défendre leur territoire.
Pas opposés aux éoliennes, ils demandent surtout à être écoutés, notamment sur la question de la classification à l'Unesco des tours Vauban, dont deux se trouvent à Saint-Vaast-la-Hougue. Il s'agit d'une seule classification à l’Unesco pour les 11 sites. Or, si un des sites sort des clous, tous les sites perdent la classification. Sur ce sujet, Christiane Tincelin, également président d'Eolarge, reconnaît avoir été entendue : "L’État ne prendra pas le risque de perdre cette classification." Pour autant, l'élue dresse un constat sévère de la concertation avec l'Etat/
Au départ, on nous parle de concertation. Mais le projet tel qu'il est maintenant est le résultat de 4 ou 5 évolutions dans le temps. On est parti d'un parc d'un gigawatt. On nous annonce éventuellement un deuxième parc d'un gigawatt. Ensuite, on nous dit que le deuxième parc ne sera pas d'un gigawatt mais de 1,5 gigawatts, donc on est à 2,5 gigawatts. L'espace complet est saturé, et on apprend que le raccordement à terre (qui devait être un raccordement unique) va devoir être dédoublé avec un raccordement sur la côte du Calvados et un raccordement sur la Manche. C'est là que l'État et est décevant. On a investi beaucoup de temps et d'énergie, mais tout le travail qu'on a fait n'a pas servi à grand-chose, pour ne pas dire qu'il a servi à rien. Je peux comprendre qu'un gros projet comme celui-là évolue. Mais il y a toujours le sentiment que tout était décidé et que finalement on s'est fait mener en bateau.
Christiane Tincelin
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