J’ai besoin de vous voir... venez me voir

Anna Akhmatova (au centre) et Maria Kuzmina-Karavayeva (à gauche)
Anna Akhmatova (au centre) et Maria Kuzmina-Karavayeva (à gauche) ©Getty - Heritage Images
Anna Akhmatova (au centre) et Maria Kuzmina-Karavayeva (à gauche) ©Getty - Heritage Images
Anna Akhmatova (au centre) et Maria Kuzmina-Karavayeva (à gauche) ©Getty - Heritage Images
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Avec la signature du pacte germano-soviétique, l’année 1939 frappe la Russie, alors URSS, d’un nouveau trauma. S’ensuivent des années douloureuses pour Anna Akhmatova prise dans les secousses du stalinisme, de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre froide... et de ses révolutions intérieures.

La fin de l'année 39 est un cauchemar et l'année 40 commence d'une manière atroce. 

Le 27 janvier, Isaac Babel a été fusillé, et le 2 février, c'est Vsevolod Meyerhold qui disparaît à son tour. Liova est au Goulag. Anna Akhmatova écrit des poèmes d'orpheline : « You cannot leave your mother an orphan », écrit-elle en exergue aux terribles poèmes des Tessons.

Sept mille trois cent kilomètres                                 
Tu n'entends pas ta mère t'appeler                                 
Dans le rugissement du vent polaire                                 
Dans l''étau du malheur                                 
Là-bas tu deviendras une bête, un sauvage, mon aimé                                 
Tu es avec nous, premier et dernier                                 
Sur ma tombe à Leningrad                                 
Le printemps souffle indifférent.

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Elle se sent menacée de folie.

Pour moi coupable entre tous sur la terre                              
autrefois aujourd'hui à jamais                                                                                              
m'effondrer dans l'asile des fous                                                                                              
voilà tout mon honneur   

Telle une bête morte vous me hisserez                                
Sur un crochet sanglant,                                
Pour qu'incrédules des étrangers                                
Autour de moi rôdent en gloussant,                                
Qu'ils écrivent dans leurs dignes gazettes,                                
Que s'est éteint mon don incomparable,                                
Que je fus un poète parmi les poètes,                                
Mais qu'a sonné ma treizième heure.

Et puis voici qu'en juin 39, Marina Tsvetaeva s'est laissé convaincre de venir se jeter dans la gueule du loup et de revenir en URSS soutenir Serioja, son mari malade. Elle prend le bateau avec son fils Mour, arrive à Kronstadt, à Moscou, puis à Bolchevo où elle va être confinée avec Sérioja, des amis du nom de Klepinine, et sa fille Ariadna.

C'est l'été. Le 25 août, le pacte germano-soviétique est signé et le 27 août Ariadna Efron est arrêtée par le NKVD. Son père le sera le 10 octobre 1939.

C'est l'occasion, bien que notre sujet soit le destin d'Anna, de nous attarder un peu sur la fin terrible de Marina Tsvetaeva. Et de raconter aussi leur unique et étrange rencontre. De tenter d'expliquer comment, après avoir tellement souffert en dix-sept ans d'exil, elle va mettre fin à ses jours, se pendre à ce crochet qu'évoquait Anna Akhmatova, deux ans après avoir remis les pieds sur sa terre natale, et quelques semaines avant son mari Serge Efron.

Un livre d'Irma Koudrova relate les persécutions dont la famille Efron a été l'objet ces années-là. On comprend mieux à chaque page de ce livre glaçant la destruction méthodique des âmes et de tout espoir. Quand on lit La mort de Marina Tsvetaeva, on mesure avec effroi le caractère inhumain et diabolique des interrogatoires du NKVD, les moyens qui sont mis en oeuvre, économiques et psychiques, pour écraser les victimes.

1941 : c’est la guerre à nouveau, et c’est le siège de Leningrad.

En juillet, Anna prend la parole à la radio pour soutenir les gens de Leningrad, elle a écrit un petit texte. On la voit monter la garde devant la Fontanka, masque à gaz en bandoulière, comme un simple soldat de la défense passive. Elle coud des sacs de sable, assise sous l'érable. Elle écrit des quatrains laconiques et fiévreux, et des slogans pour les affiches. Elle note ce qui sera par la suite le début du Poème sans héros.

Prélude de ce qui deviendra le début du "Poème sans héros".
Prélude de ce qui deviendra le début du "Poème sans héros".
- Anna Akhmatova

Un jour, le concierge qui est parti lui acheter des cigarettes est tué par un bombardement. La vie ne tient qu'à un fil. Et le blocus commence. C'est le 8 septembre 41. Il va durer 900 jours. Trente mois.

Le 29 septembre, Anna Akhmatova a été évacuée de Leningrad à Moscou. Elle a pris le train avec Boris Pasternak pour Tchistopol où se trouve Lydia Tchoukovskaïa qui a fui devant les menaces que faisait peser sur elle le NKVD mais aussi et surtout pour échapper aux Allemands, à la guerre... On pensait que les Nazis allaient arriver à Moscou. Puis elles repartent ensemble vers Tachkent. Le voyage est long, du 15 octobre au 9 novembre 41. 

Anna Akhmatova et Boris Pastenak à Moscou en 1946.
Anna Akhmatova et Boris Pastenak à Moscou en 1946.
© Getty - TASS

Akhmatova lit De l'autre côté du miroir de Lewis Carroll.  N'est-ce pas ce que nous faisons, dit-elle, traverser le miroir? Au même moment, à peu de distance de là, dans le village d'Elabouga, Marina Tsvetaeva s'est  pendue.

A Tachkent, écrit Akhmatova, j'ai appris pour la première fois ce qu'est l'ombre des arbres pendant la canicule, ce qu'est le bruit de l'eau. J'ai appris aussi ce qu'est la bonté humaine, et j'ai failli mourir. C'est pendant ces deux ans que Akhmatova achève cette révolution intérieure commencée en 1940. Elle change physiquement, s'est remise à beaucoup écrire, pense nuit et jour au Poème sans héros, se pénètre des sensations si nouvelles de Tachkent, désert et chameaux. C'est à Tachkent aussi, selon Nadejda Mandelstam, qu'elle renonce à masquer son intelligence comme elle l'a toujours fait jusque là, pour ne pas effrayer les hommes de son entourage. 

Elle s'apprête à devenir une vieille femme admirable, excentrique, redoutable et géniale. Elle a cinquante-quatre ans.  Selon certains, c'est entre 46 et 50, donc quelques années plus tard, qu'elle change profondément, dévastée par le rapport Jdanov et la nouvelle arrestation de Liova et de Pounine.

Pendant la journée, raconte Nadejda Mandelstam, elle fait des visites à son ami Vladimir Khardjiev, qui est là aussi. Elle parle à Lydia Tchoukovskaïa, à Alexis Tolstoï, elle reçoit l'actrice Faïna Ranevskaïa. Mais la nuit, l'angoisse la prend. Elle a soudain l'impression que Liova est tombé malade, qu'il ne reçoit pas ses lettres, qu'il va devenir fou. A cause d'elle et de ses fichus poèmes. Une malédiction.

Elle a le sentiment que Liova lui en veut.

Et c'est vrai.