Voilà un mois que nous sommes confinés à cause de la pandémie de Covid-19. Selon un sondage du 9 avril, 20% des employés sont en télétravail. Comment gèrent-ils leur temps ? Arrivent-ils à séparer leur vie privée de leur travail et avec quelles conséquences ? Salariés et dirigeants témoignent.
Au début de l'année, combien d'entre vous connaissaient et utilisaient régulièrement Slack, WhatsApp et Discord (pour échanger des messages) ou encore Teams et Zoom (pour organiser des visioconférences) ? Depuis cinq semaines, et le début du confinement imposé en raison de la progression du Covid-19, ces applications sont rentrées dans le quotidien des 20% de Français contraints de travailler à domicile, selon un sondage Odoxa publié le 9 avril. Mais ce télétravail imposé à la hâte envahit-il la vie des salariés ? Arrivent-ils à concilier vie personnelle et vie professionnelle quand le bureau est à la fois le canapé ou la table de la salle à manger ?
Tous des as de l'informatique ?
Les applications de visioconférence ont été téléchargées à plus de 60 millions de reprises dans le monde et on recense qu'elles l'ont été entre 16 et 30 fois plus qu'au dernier trimestre de 2019 en France, selon le rapport d'App Annie, une start-up qui analyse les données mobiles des applications sur iOS et Google Play. Béatrice Blot a dû s'adapter à Zoom, Discord et Teams puis aux demandes des parents d'élèves. Cette professeure de français à Nantes au lycée La Joliverie a été obligée de renoncer à Zoom car des problèmes de sécurité ou de confidentialité lui ont été signalés par certains parents. "Pour pouvoir répondre à toutes les questions des élèves et pour assurer un cours, on doit avoir plusieurs applications d'ouvertes car certains d'entre eux n'ont pas accès à certaines partie de la leçon", se désole cette enseignante qui indique qu'elle reçoit de nombreux mails de parents inquiets à ce sujet. Comme nous l'indiquions dans un précédent article, 70% des enseignants interrogés redoutent le décrochage des élèves les plus fragiles, selon une enquête de SynLab publiée le 31 mars.
Béatrice Blot : "Je passe beaucoup de temps à renvoyer des messages aux parents et aux jeunes pour les rassurer. Beaucoup de parents ne savent pas comment s'y prendre pour faire travailler leurs enfants."
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Dans une entreprise qui a l'habitude de se reposer sur un travail d'équipe comme celle de Céline Archer, une société de cosmétiques basée à Boulogne-Billancourt, il a également fallu s'assurer que les 19 employés puissent passer en télétravail. "On utilise Zoom, les mails et on avait commencé à discuter sur Slack mais à la fin on ne savait plus à qui répondre, ni sur quelle plateforme", note la dirigeante de l'entreprise. Le confinement a fini par modifier la vocation du groupe WhatsApp créé pour l'occasion en un "endroit où l'on s'envoie des blagues et des défis quotidiens, c'est une sorte de récréation. Mais certains ont pu se sentir un peu envahis par la masse de messages, donc nous avons mis des règles : on ne publie rien d'anxiogène et rien en dehors des horaires de travail".
Des mails après le dîner et des heures passées au téléphone
Pour favoriser l’équilibre entre vie personnelle et professionnelle, il existe désormais "droit à la déconnexion”. Autrement dit, un employé ne doit pas avoir à répondre à des mails ou des sms pendant son temps de repos. Ce droit concerne tous les salariés, en télétravail ou non. La loi El Khomri de 2016 prévoit que cela fasse partie, dans les entreprises de plus de 50 salariés, des négociations annuelles obligatoires avec les représentants syndicaux. Ce droit est déjà difficile à faire respecter en temps normal. "D'autant plus encore en cette période de télétravail forcé et dégradé, remarque Jean-Luc Molins, secrétaire national l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT-CGT). Car le télétravail, impose d'être attentif à tous les systèmes de messagerie auxquels on est connecté (téléphone, mails). Les premiers témoignages que nous avons montrent que de nombreux salariés sont contactés hors de leurs horaires de travail".
Jean-Luc Molins : "Il faut permettre des temps de concentration au travail ainsi que des temps pour les échanges et le travail d'équipe"
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Sur la page Facebook de France Culture, en réponse à notre appel à témoignages, "Margaux Coquelicot" confirme que son quotidien de travail a été largement bouleversé :
En télétravail depuis le 13 mars. Explosion de mes heures, ça commence tout juste à se calmer (je travaille dans le secteur du spectacle). J'avais l'habitude de télétravailler un jour par semaine, mais il a été nécessaire de s'abonner à un système de visioconférence plus solide que skype pour permettre les réunions. Réunions à 20 personnes en visio, ça reste sport quand même.
Sur ces cinq semaines de confinement, Céline Archer estime qu'il en aura fallu deux pour s'adapter au télétravail, trouver un rythme sans se laisser parasiter par le travail, ni par les nombreux appels. "Ces 15 premiers jours ont été très éprouvants, car on a passé beaucoup de temps au téléphone. L'idée de s'appeler était devenu un enfer. Je suis restée six à sept heures par jour pendue au portable", souffle-t-elle. Depuis, elle reconnaît qu'elle gère beaucoup mieux le rythme des réunions et que cette maîtrise lui a permis de ne plus être envahie.
Murielle Bénard s'est surprise plusieurs fois à répondre au-delà de ses horaires de travail. Elle est responsable d'un Relais assistantes maternelles (RAM) en Gironde et doit faire le lien entre ces dernières et les parents. Comme Céline Archer, elle a eu besoin de 15 jours d'ajustement : "Dans les premières semaines, on n'avait pas beaucoup d'informations à donner aux assistantes maternelles et quand on en avant, cela arrivait une ou deux heures après la fin de ma journée. J'avoue que quand ça nous tombait dessus à 19h, on envoyait un mail pour rapidement donner l'information aux assistantes maternelles ou aux familles."
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Même s'il s'agit de sa première expérience de télétravail, elle s'était imposée des règles de bonne conduite à respecter pour éviter que le travail ne dévore son temps libre. Cette prévention à elle-même s'est rapidement effritée : "Après le dîner, j'étais posée sur mon canapé en train de lire le journal mais j'avais l'ordinateur allumé près de moi. Il m'est arrivé de regarder puis répondre à des mails. Mais je ne le fais plus. Désormais, je l'éteins le soir et ne le rallume que le lendemain matin."
Murielle Bénard : "Si on devait poursuivre l’expérience du télétravail au-delà du confinement, ça ne serait plus la même chose. On la gèrera mieux car cette expérience va nous servir."
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Sur Twitter, Taoufik El Kaouri, un internaute nous exprime le sentiment qu'il a de perdre pied :
"Bonjour, je suis en télétravail puis zen congés depuis 2 semaines, l'impression de finalement jamais me déconnecter... Aujourd'hui : 2 jours ON et 3 jours presque OFF, pas de limite pour répondre aux messages."
Du côté de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), la présidente reconnaît, elle aussi, un "télétravail en mode dégradé" avec des difficultés rencontrées par les entreprises dès les premiers jours. En plus du manque de matériel à fournir aux salariés, "certaines entreprises n'avaient pas tous les outils d'échanges à distance pour assurer les conférences téléphoniques et vidéo ou le partage d'outils et de documents en ligne. Selon notre étude réalisée sur 550 d'entre elles, 58% des organisations ont dû adapter leurs outils d'échange", relève la présidente de l'ANDRH, Audrey Richard. Pourtant, elle assure que les directeurs des ressources humaines disposent de guides de bon usage pour aider les managers.
Plus de fatigue donc de charge de travail
Les managers ont beau disposer ce vade-mecum sur la santé au travail, certains dirigeants sont tentés d'occuper les salariés dont la journée s'est désemplie, faute d'activité. C'est ce qu'observe Sylvaine Perragin, psychologue du travail :
Les managers, surtout dans les grosses entreprises, trouvent des sortes de subterfuges pour faire travailler les gens sans que cela ne soit toujours très utile ni efficace. J'ai eu des retours d'employés qui vivent cela et qui sont en colère vis-à-vis de cette situation. S'il n'y a rien à faire, ça ne sert à rien de faire cela ou alors il faut mettre les employés en chômage partiel ou technique.
Inversement, il reste que certaines professions livrent naturellement les salariés à eux-mêmes. Cela peut être un avantage, comme c'est le cas de Murielle Bénard, cette responsable RAM. En temps normal, elle passe la plupart de sa journée "en autonomie dans un bureau individuel même si [mes] horaires sont cadrés". Mais quand l'emploi du temps est souple à souhait, comme pour les enseignants, le surmenage guette. Béatrice Blot confie que sa journée de labeur a complètement changé : "Je commence sur l'ordinateur dès 7h et j'en ressors vers 20h. Par exemple, je dois désormais lire, puis corriger les échanges que j'ai habituellement en cours avec les élèves pour leur faire comprendre certaines notions. En plus de leurs devoirs et travaux, ça rajoute encore du travail."
Sylvaine Perragin : "Quand les gens choisissent le télétravail, peu d'entre eux le veulent à temps complet. Ils tiennent à travailler sur place pour garder le lien social"
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Elle remarque aussi une usure physique du fait de "fixer l'écran d'ordinateur toute la journée. Je ne porte pas de lunettes mais je ressens une _fatigue visuelle__. Je ne suis pas habituée à être scotchée à un écran_". Tous ces témoignages d'épuisement traduisent, selon Jean-Luc Molins, la nécessité de remettre à jour l'Accord national interprofessionnel (ANI) sur le télétravail qui date de 2005. Concernant la santé et la sécurité du télétravailleur, les représentants du personnel CHSCT (hygiène, sécurité et conditions de travail) ont accès au lieu du télétravail pour vérifier que le cadre légal n'est pas dépassé. Le télétravailleur peut demander une visite d’inspection. Mais pour ce représentant national UGICT-CGT, l'exemple de cette enseignante est parlant car "depuis 15 ans, les technologies ont beaucoup évolué et c'est pour cela qu'il faut permettre la mise en place de nouveaux droits. De plus, il faut former les employés à la maîtrise des outils, à la sécurité informatique et aux pratiques à adopter pour avoir de bonnes conditions de travail. Il y a besoin d'avoir cette alternance, cette possibilité d'avoir des temps de concentration et des temps de travail". La question de la cybersécurité est centrale alors que de nombreux pirates tentent, en cette période de confinement, de forcer le système des entreprises et des salariés qui sont en télétravail.
Plus de télétravail à l'avenir ?
Toujours selon cette enquête Odoxa, un salarié interrogé sur trois (33%) semble plutôt favorable à l'idée de pouvoir être plus souvent en télétravail qu'avant. Il faut également noter la proportion presque semblable (30%) de Français interrogés qui n'y est plutôt pas favorable.
Béatrice Blot pense que cela doit s'adapter en fonction des professions mais certainement pas à celle d'enseignant. Elle estime que "ce n'est pas du tout le même travail. Contrairement à ce que je fais en ce moment, une heure de cours est vivante, je bouge tout le temps et je discute beaucoup avec mes élèves. Là, j'ai l'impression d'être un agent administratif plutôt qu'un professeur. Il nous manque plein d'élément : le langage du corps, le ressenti et l'émotion. C'est très important et on en a besoin quand on enseigne pour voir comment réagissent les élèves". Ce constat est partagé par Céline Archer tant qu'il s'agit de petites structures comme la sienne. "On se rend compte que ces longues réunions au téléphone sont plus éprouvantes qu'efficaces. On doit avoir une écoute bien plus intense alors qu'en réunion physique, on capte aussi le non-verbal. Quand vous demandez quelque chose à une personne, vous savez directement heurtée ou pas en la regardant. Là, ce n'est pas le cas et donc on pose plus de questions pour s'en assurer."
Béatrice Blot : " Enseigner, ça se vit. On est comme des comédiens sur scène."
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Dans les commentaires de notre post publié sur Facebook, un internaute nommé Jean Donald retire une expérience positive de ce télétravail forcé :
Avant le confinement, nous faisions beaucoup de réunions sans objet, ni ordre du jour dans l’invitation. Ces réunions n’étaient ni décisionnelles, ni opérationnelles ni même informatives. [...] Ce dont on se rend compte pendant le confinement, c’est 1) que ces réunions ne manquent pas (l’activité continue) et 2) pour celles qui sont tenues, leur inutilité est encore plus flagrante : on raccroche le combiné en se posant la question "Et donc ? Et donc quoi ? Il faut faire quoi ? C’était quoi l’info ?". Ces échanges téléphoniques mettent en relief l’aspect social de ces réunions, en donnant une impression d’une présence à distance. L’impression étant qu’en présentiel, elles servaient finalement à une fuite en avant : échapper au travail quotidien en se réunissant et en se donnant le sentiment illusoire de travailler. Enfin, la modalité de télétravail est plus stricte : les réunions ne débordent plus des plages horaires autorisées ; alors qu’en présentiel, les réunions étaient souvent en dehors de ces plages horaires, soit en commençant trop tôtivement, soit en terminant trop tardivement. Sans doute parce que la fuite en avant n'est plus autant souhaitée chez soi.
À cet égard, il semblerait que le lien social soit l'un des principaux remparts à la généralisation du télétravail. Sylvaine Perragin est convaincue que cette expérience n'est que temporaire et que même dans les entreprises où cela fonctionne, cela ne restera pas généralisé après la pandémie de Covid-19. Et c'est normal, estime cette psychologue du travail : "Il faut continuer à faire société, à créer des collectifs, du lien et de l'humanité. Cet épisode met en lumière le fait que les gens en ont besoin." Dans le sondage précédemment cité, 73% des Français reconnaissent aussi que le télétravail isole les salariés.
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