C'est une technologie déjà omniprésente en Chine. Là-bas, la reconnaissance faciale permet de payer, d'ouvrir des portes à l'hôtel mais aussi de verbaliser les piétons qui traversent au feu rouge. En France, le système s'implante petit à petit et suscite de nombreuses interrogations.
La reconnaissance faciale fascine autant qu'elle inquiète. La technologie est très développée en Chine, où elle sert non seulement pour un usage privé (par exemple, payer en caisse grâce à son visage ou ouvrir sa chambre d'hôtel comme le montre cette vidéo) mais aussi aux autorités qui l'utilisent pour verbaliser les piétons qui traverseraient au rouge. Aux États-Unis, certaines villes n'ont pas hésité à interdire tout simplement le dispositif aux agents locaux et fédéraux, c'est notamment le cas de San Francisco, qui considère cette technologie "oppressante et dangereuse". En France, le législateur tarde à s'emparer du sujet, ce qui n'empêche pas la reconnaissance faciale de s'installer peu à peu dans nos vies, non sans générer de nombreuses inquiétudes. Un premier test d'importance a eu lieu à Nice et le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner a jugé "important" que l'on ouvre un débat. Dans une note inédite révélée par Le Monde, la CNIL plaide elle aussi pour un débat à la hauteur des enjeux (mise à jour du 15 novembre 2019).
Plusieurs recours contre des dispositifs à reconnaissance faciale
Une nouvelle application devrait être lancée dans les prochains mois par le gouvernement. Son nom : Alicem. Elle permettra de simplifier les démarches administratives tout en garantissant un accès sécurisé. Mais pour s'y connecter, une identification par reconnaissance faciale est nécessaire. Ce qui a provoqué une levée de boucliers : la CNIL s'inquiète de la mise en place d'un système qui ne respecte pas le RGPD et l'association la Quadrature du Net a décidé d'attaquer devant le Conseil d'État le décret autorisant la création de l'application.
Le secrétaire d'État au numérique n'était pas disponible pour répondre à nos questions à ce sujet. Cédric O s'en tient à une récente interview accordée au Monde dans laquelle il dit (finalement) vouloir créer, en coordination avec la CNIL, une instance de supervision et d’évaluation. Deux députés viennent également de publier une tribune dans Le Monde : Didier Bachère, élu LREM des Yvelines impliqué de longue date à ce sujet, et Stéphane Séjourné, élu européen (Renew Europe). Ils plaident " Pour une reconnaissance faciale éthique". Selon eux, après une consultation citoyenne, "une loi d’expérimentation au niveau national participerait à la réflexion entamée au niveau européen sur les implications éthiques de l’intelligence artificielle et contribuerait à façonner un cadre assurant la souveraineté industrielle de l’Union dans le respect de ses valeurs".
La Quadrature du Net a par ailleurs aussi exercé un recours devant le juge administratif contre l'expérimentation d'un portique à reconnaissance faciale souhaitée dans deux lycées de Marseille et Nice. Martin Drago, juriste à la Quadrature juge la technologie "trop attentatoire à nos libertés", "dangereuse" car "basée sur notre corps, notre visage".
Le minimum serait l'interdiction pour les services policiers mais il faut aussi penser à tous les services publics qui peuvent l'utiliser. (...) Si la reconnaissance faciale est déployée sur la voie publique, ce n'est pas juste notre vie privée qui est atteinte mais aussi notre droit de manifester. Allez-vous manifester aussi facilement si vous savez que vous pouvez être reconnu, identifié dans la rue ? Martin Drago, juriste à la Quadrature du Net
Comparaison et reconnaissance, deux dispositifs différents
Du côté des industriels, on tente de rassurer. Chez Cisco France, entreprise chargée de mettre en place le dispositif qui sera expérimenté dans les lycées marseillais et niçois, on rappelle la différence entre reconnaissance faciale et comparaison faciale.
Dans les usages, quand on parle de reconnaissance faciale, il s'agit généralement d'environnement public où le gabarit biométrique facial d'une personne est stocké dans une base de données et quand on passe dans la rue devant une caméra, la caméra est capable de calculer le gabarit de cette personne et d'aller rechercher dans une base de données si ce gabarit correspond à un gabarit connu. Alors que la comparaison faciale, on ne va pas chercher à qui cela correspond, on le sait déjà et on compare exactement avec celui à qui c'est censé correspondre. La personne à qui l'on fait cette comparaison est au courant que cette comparaison s'effectue.
Gaëtan Feige, responsable de projet et d'innovation chez Cisco France
C'est bien cette comparaison faciale qui serait utilisée pour l'expérimentation dans les deux lycées à Marseille et à Nice. À Nice, les portiques ont déjà été installés à l'entrée du lycée Les Eucalyptus. Un projet auquel la FCPE du département s'oppose, tout comme le conseil d'administration de l'établissement, d'après une syndicaliste CGT de l'éducation nationale, très impliquée dans le sujet et jointe par France Culture. "Ce dispositif concernant des élèves, pour la plupart mineurs, dans le seul but de fluidifier et de sécuriser les accès n'apparaît ni nécessaire, ni proportionné pour atteindre ces finalités", a considéré la CNIL, dans un communiqué révélé par Mediapart (mise à jour le lundi 29 oct 2019). "En présence de moyens alternatifs moins intrusifs, tel qu'un contrôle par badge, le recours à un dispositif de reconnaissance faciale pour contrôler les accès à un lycée apparaît disproportionné", ajoute l'institution, estimant qu'un tel dispositif "ne saurait donc être légalement mis en oeuvre".
La reconnaissance faciale, déjà très présente dans notre quotidien
Si les industriels différencient les deux dispositifs, pour la Quadrature du Net, l'un n'est qu'un premier pas vers la généralisation de l'autre. Et l'interdiction devrait être générale. Pourtant, de nombreuses personnes utilisent déjà la reconnaissance faciale dans un cadre privé. C'est le cas lorsque vous déverrouillez votre téléphone avec votre visage ou lorsque vous payez avec votre carte bancaire dématérialisée dans un smartphone et que votre visage remplace, en quelque sorte, votre code de carte de crédit. C'est tout le paradoxe que soulève Caroline Lequesne Roth, maîtresse de conférence en droit public à Nice et directrice de la Fablex, une unité de recherche en droit qui s'intéresse notamment aux nouvelles technologies.
"Les autorisations pour la reconnaissance faciale doivent demeurer de l'ordre de l'exception", Caroline Lequesne Roth
4 min
On autorise de plus en plus des géants du numérique à recueillir vos données biométriques quelles qu'elles soient et il y a des tensions du point de vue de l'usage qui pourra en être fait au nom de la sécurité. Ce qui d'ailleurs est une difficulté supplémentaire pour le législateur, car plus ce régime de consentement privé gagne du terrain, plus il sera difficile de légiférer et de justifier, sur le terrain de la légitimité, de l’interdiction de la reconnaissance faciale dans l'ordre public.
Caroline Lequesne Roth, maîtresse de conférence en droit public à Nice
Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.
Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.
Que dit la CNIL ?
Depuis plus d'un an, la Commission nationale de l'informatique et des libertés appelle au débat public et à légiférer sur le sujet. La CNIL estime que la donnée biométrique n'est pas une donnée comme les autres car "elle est intrinsèquement lié à votre corps, vous ne pouvez pas vous en débarrasser" et en cas de perte ou si elle est compromise, "les impacts sont particulièrement importants pour la personne concernée et pour la fiabilité des systèmes de reconnaissance à partir de donnée biométriques", explique Clémence Scottez, cheffe du service des affaires économiques à la CNIL.
L'autorité rappelle qu'en cas d'utilisation des données biométriques dans un cadre commercial ou opérationnel "pur", c'est-à-dire pour apporter du confort ou faciliter le passage lors de contrôle d'accès, le consentement préalable des personnes est obligatoire et elles doivent avoir le choix de les utiliser ou non.
Le risque de détournement de la donnée biométrique est d'aboutir à un phénomène d'accoutumance à ces dispositifs de captation qui permettent de reconnaître automatiquement une personne. Et donc de créer in fine un sentiment de surveillance généralisée qui pourrait mettre en doute la capacité d'aller et venir anonymement. Les systèmes de reconnaissance biométrique ne sont pas infaillibles or ils donnent un sentiment de sécurité, qui n'est pas totalement justifié et une forme de "solutionnisme" technologique. C'est-à-dire qu'on va mettre en place de la reconnaissance faciale pour répondre à des besoins qui pourraient être parfaitement satisfaits par des dispositifs plus classiques et moins intrusifs et avoir une forme de confiance aveugle dans ces dispositifs parce qu'ils sont automatisés et basés sur une réalité permanente, le corps humain.
Clémence Scottez, cheffe du service des affaires économiques à la CNIL
La CNIL a pu se prononcer à plusieurs reprises sur des expérimentations de dispositifs à reconnaissance faciale. Mais depuis la mise en place du RGPD, son avis n'est que consultatif. Elle estime tout de même avoir un impact sur les décisions prises par la suite.
Mise à jour du 15 novembre 2019 : Le Monde révèle une note inédite du gendarme de nos vies privées intitulée " Reconnaissance faciale : pour un débat à la hauteur des enjeux". La présidente de la CNIL, Marie-Laure Denis, escompte ainsi "définir le code de la route des usages de la reconnaissance faciale", confie-t-elle au quotidien_._
Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.
Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.
L'expérience du carnaval de Nice
Lors du carnaval de Nice de février 2019, la municipalité avait décidé d' expérimenter pendant trois jours des caméras à reconnaissance faciale. Plus de 5 000 volontaires ont fait face en temps réel, via plusieurs scénarios, à l'oeil d'une technologie israélienne. Un panneau indiquait la mise en place du dispositif, les personnes qui ne souhaitaient pas être filmées pouvaient emprunter une autre file.
La CNIL avait alors dit "regretter" ne pas avoir été saisie suffisamment à l'avance par la municipalité pour se prononcer de manière approfondie sur la question.
Le maire Les Républicains de Nice, Christian Estrosi, s'est félicité du résultat de cette première en France, à travers un rapport révélé par Le Monde. Il espère à présent pérenniser cette expérimentation et envisage "une technologie mâture pour les Jeux olympiques de 2024.
Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.
Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.
Pendant ce carnaval, une enquête a aussi été menée auprès de 821 personnes. D'après la mairie, seuls 3,5% des sondés ont souhaité une interdiction de la reconnaissance faciale, 68,7% demandant une réglementation stricte.
Fin juin, le ministre de l'Intérieur a abondé dans le sens de l'édile niçois lors d'une visite dans sa ville. Christophe Castaner a mis en avant le précédent de l’attentat au colis piégé de Lyon de mai 2019. "_C'est grâce à la vidéo que nous avons pu retrouver l’auteur présumé et l’interpeller. Mais c’est un travail qui a été fait image par image avec des policiers derrière chacun des écrans : la reconnaissance faciale peut permettre d’aller plus vite." _Et d'ajouter :
L’important, c’est qu’on puisse ouvrir le débat. Je n’ai pas d’avis tranché sur cette question mais tout ce qui peut contribuer à la sécurité des Français va dans le bon sens, en veillant systématiquement à ce que les libertés individuelles ne soient pas mises en jeu.
Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.
Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.
Vos témoignages sur les réseaux sociaux
L'équipe
- Production
- Journaliste