La viande de culture : alternative ou aberration ?

La start-up israélienne Aleph Farms espère mettre sur le marché une viande de synthèse d'ici deux ans.
La start-up israélienne Aleph Farms espère mettre sur le marché une viande de synthèse d'ici deux ans. ©Maxppp - Ilia Yechimovich
La start-up israélienne Aleph Farms espère mettre sur le marché une viande de synthèse d'ici deux ans. ©Maxppp - Ilia Yechimovich
La start-up israélienne Aleph Farms espère mettre sur le marché une viande de synthèse d'ici deux ans. ©Maxppp - Ilia Yechimovich
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Viande propre pour les uns, "projet inhumain" pour les autres, la viande élaborée en laboratoire est déjà une réalité. Certaines des start-up qui y travaillent sont financées par des géants de l'agro-alimentaire. Mais ses avantages potentiels sont contestés et elle vous fait particulièrement réagir.

C'est le nouvel horizon de ce qu'on appelle la "foodtech" : la viande de culture, aussi appelée viande in vitro ou viande de synthèse. Une viande élaborée en laboratoire à partir de cellules ou de sérum d'animal vivant. Un premier steak de ce genre a été présenté en 2013, issu des laboratoires de la start-up néerlandaise Mosa Meat. Depuis, aucun autre produit de ce genre n'a été commercialisé, mais les recherches avancent et ses promoteurs jurent qu'elle sera la viande de demain. Une "viande propre" qui mettrait fin à la fois à l'abattage d'animaux, aux scandales sanitaires et à la pollution induite par l’élevage intensif ? Le sujet en tout cas pose des questions éthiques, écologiques et économiques, et vous a fait réagir par centaines à nos questions sur les réseaux sociaux (plus de 500 commentaires !).

Une technologie émergente...

Il y a dix ans, quand l'Inra ( Institut National de la Recherche Agronomique) a pour la première fois reçu des demandes de journalistes sur la question de la viande de synthèse, pas grand monde n'y croyait. C'est ce qu'avoue Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Inra de Clermont-Ferrand et spécialiste de biologie du muscle. Quelques années plus tard, douze chercheurs de l'institution émettaient un "avis" sur le sujet, dans la revue " Inra Productions animales", dans lequel ils estimaient que cette technologie n'était pas suffisamment mature pour être industrialisée et commercialisée à grande échelle. Pour preuve, le coût de production du tout premier steak "in vitro" : 250 000 dollars.

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Dix ans plus tard, la question n'est plus de l'ordre de la science fiction : plusieurs start-up, financées parfois par les plus grandes fortunes mondiales ( Bill Gates et Richard Branson, pour ne citer qu'eux) sont à la veille de mettre au point de la viande produite entièrement en laboratoire. Et le marché intéresse les plus gros industriels de la viande aux Etats-Unis notamment : Cargill - l'un des plus gros fournisseurs agroalimentaires du monde, ou encore Tyson Foods - le plus gros producteur de viande aux États-Unis. Avec comme argument la demande mondiale croissante en protéines animales et les méfaits de l’élevage intensif sur l'environnement et sur le bien-être animal, une cause à laquelle de plus en plus de consommateurs deviennent sensibles.

Alors, qu'est-ce que cette viande in vitro à l'heure actuelle ? Selon Jean-François Hoquette, il s'agit d'un "tissu musculaire, composé essentiellement de fibres musculaires, sans vaisseaux sanguins, nerfs ou cellules de matières grasse présents naturellement dans la trame conjonctive qui entoure le muscle." Pour faire court, des cellules musculaires, prélevées sur un animal vivant, se multiplient dans de gros incubateurs, grâce à des hormones, des facteurs de croissance, voire du sérum fœtal de veau.  "Pour l'instant, c'est grâce à de nombreux additifs que le goût de ce succédané se rapproche du goût de la viande" explique-t-il. 

Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'INRA de Clermont-Ferrand
Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'INRA de Clermont-Ferrand
© Radio France - Chouin Anne-Laure

"La viande de culture est aujourd'hui incapable de reproduire la diversité des goûts de la viande"

37 sec

Nous avons des doutes sur la capacité à fabriquer en laboratoire de la vraie viande dans toute la diversité que nous connaissons aujourd'hui : viandes rouges, blanches, maigres, grasses, de volaille, de bovin, de porcin, etc. La technologie de viande de culture est incapable de re-produire cette diversité à ce jour.

Nicolas Morin Forest, lui, est l'un des rares Français à s’être lancé dans l'aventure de la viande in vitro, avec sa start-up du nom de Gourmey. Il souhaite proposer bientôt un produit emblématique : le foie gras, symbole à la fois de la gastronomie française et de la souffrance animale ( le foie gras vient d’être officiellement interdit à New-York). Avec deux autres amis biologistes, il est donc en train d'élaborer, au sein des laboratoires du Génopole à Evry, un foie gras issu de cellules d’œuf de canne. Objectif : un premier prototype d'ici 6 à 8 mois, et une commercialisation d'ici 3 à 5 ans. 

Trois des 5 membres de Gourmey : Nicolas Morin-Forest, Jérôme Caron, Antoine Davydoff, Gemma Lyons
Trois des 5 membres de Gourmey : Nicolas Morin-Forest, Jérôme Caron, Antoine Davydoff, Gemma Lyons
© Radio France

Ecoutez Nicolas Morin-Forest expliquer le processus technologique qui permettrait d'arriver à un foie gras semblable au foie gras naturel, mais en laboratoire :

"On réplique l'effet du gavage directement sur la cellule"

1 min

On a réussi à montrer que naturellement les cellules de canard peuvent absorber le gras, comme le canard le ferait lors d'un gavage. On va donc mettre en culture ces cellules, leur apporter des nutriments, puis leur faire absorber du gras végétal. Et les récolter ensuite.

L'enjeu principal, pour Gourmey comme pour toutes les start-up et autres laboratoires qui expérimentent le sujet, est d'arriver à faire baisser les coûts de production, afin notamment d'offrir un produit qui ne soit pas hors de prix. Mais aussi de discuter du cadre réglementaire au niveau national et européen. 

En effet, quelles normes sanitaires pour ce foie gras du futur ? La question se pose aussi pour les autres types de viande de synthèse. Là dessus, les autorités sanitaires et alimentaires se sont peu exprimées. Pour Gourmey, "ce foie gras étant la réplique du foie gras conventionnel, le cadre devrait être le même." Mais pour Jean-François Hocquette, de l'Inra, c'est loin d’être évident. "Le fait que ce procédé de viande de culture puisse garantir la sécurité alimentaire n’est pas certain" selon lui_. "Encore faut-il que ce produit bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché pour pouvoir être commercialisé. Pour cultiver les cellules correctement, il faut leur apporter des hormones et des facteurs de croissance, ainsi que des nutriments comme chez l’animal qui lui, produit ses propres hormones pour sa croissance. Hors, l’apport d’hormones exogènes est interdit en Europe pour l’élevage conventionnel. Les autorités ont considéré que cet apport « non naturel » d’hormones n’était pas souhaitable en élevage"_ Pourquoi cela serait-il autorisé pour les cultures de cellules musculaires, la question devrait rapidement se poser.

... qui séduit les animalistes

Les ONG et associations anti-spécistes, végétariennes et de défense de la cause animale ont d'abord regardé avec curiosité le sujet de la viande de synthèse. Les végans font valoir que des alternatives végétales à la nourriture carnée existent depuis longtemps et que fabriquer de la viande de synthèse n'est pas de l'ordre de la nécessité. Mais, font-il valoir également, étant donné que la demande mondiale en protéines animales augmente, et qu'il est vain de penser qu'un jour l'humanité entière saura se passer de viande, alors, pourquoi pas une technologie qui produise ces protéines animales sans "meurtre alimentaire" comme . 

Pour Nicolas Morin-Forest, l'idée n'est pas du tout de s'adresser aux végans, mais bien de proposer un produit carné qui ne soit nocif ni pour l'environnement ni pour l'animal.  Brigitte Gothière, présidente fondatrice de L214, ne dit pas autre chose. 

L'association végétarienne de France, elle, pointe le fait qu'une technologie de ce genre pourrait entretenir un rapport "culturel" à la viande, là où le monde végétal offre déjà une grande variété pour la remplacer. Quant à l'organisation animaliste PETA, elle est tout à fait partisane de la viande in vitro : en 2008, elle offrait 1 million de dollars à toute personne arrivant à produire de la viande de synthèse. Aucun lauréat n'avait été en mesure de le faire à l'époque. 

Une technologie effrayante...

C'est ce que pensent quelques sociologues, à l'image de Jocelyne Porcher, zootechnicienne à l'Inra de Montpellier, ennemie jurée des animalistes et l'une des premières à avoir alerté sur le sujet ( voir cet article de 2010 " La viande in vitro, stade ultime" paru dans La Revue politique et parlementaire). La production de viandes in-vitro, stade ultime ? La Revue Politique et Parlementaire n° 1057. Ce domaine particulier de la "foodtech" que constitue la viande in vitro représente, selon elle, l'exploitation de l'animal poussée à son extrême, et issue de la zootechnie qui s'est développée au XIXe siècle. 

Jocelyne Porcher
Jocelyne Porcher
© Radio France

"La viande in vitro c'est le stade ultime de la disparition des animaux de nos vies"

23 sec

Toujours selon Jocelyne Porcher, "la proposition de viande in vitro, est de transformer cette industrie lourde en industrie "soft" : on n'aura plus de vaches mais des incubateurs, et on produira de la matière animale à partir de cellules. Ce qui change en fait, c'est le niveau de l'extraction : la cellule au lieu de l'animal. Mais l'idée que l'animal est une simple ressource (en viande, en lait, etc. ) est la même que celle qui, au XIXe siècle, a provoqué la naissance de l’élevage industriel. D’où le paradoxe que cette viande in vitro soit soutenue par des militants de la cause animale. "

La chercheuse a largement développé cette thèse dans un article de la revue Terrestres (que vous pouvez retrouver ici, ainsi que la réponse d'Elodie Vieille-Blanchard, présidente de l'Association Végétarienne de France, à consulter

Enfin, pour la sociologue, comme pour d'autres de ses collègues ingénieurs agronomes, le marché des consommateurs de viande in vitro n'existe pas à l'heure qu'il est, notamment parce qu'il n'est pas encore accepté socialement et éthiquement qu'on puisse se nourrir de viande issues de cellules artificiellement multipliées. "Mais ce marché, craint-elle, les multinationales et les gafas vont se charger de le créer en infusant dans l'esprit des gens que l’élevage, c'est mal."

D'autres questions se posent également : qui va capter les revenus de cette viande de culture si un jour elle devient un produit de masse ? Pour l'instant, en effet, les investissements - et les brevets - sont dans les mains de géants de la "foodtech", tout comme les semences cataloguées le sont dans celles de Monsanto-Bayer. Quelles garanties alors pour que cette viande de synthèse soit effectivement distribuée à bas prix vers les pays les plus pauvres et qui disposent le moins de ces technologies ? C'est cet argument qu'avancent la plupart des sociétés qui travaillent sur le sujet : produire une viande non seulement plus propre, mais accessible aux 10 milliards d’êtres humains qui peupleront bientôt la planète. 

Par ailleurs, cette technologie n'est-elle pas un accélérateur de la disparition du monde paysan, que l'on dépossède à nouveau de l'un de ses savoir-faire : l'élevage ? 

Enfin, une étude récente menée par des chercheurs de l'université d'Oxford, publiée le 19 février dernier, tendrait à montrer qu'à très long terme (un millénaire), la pollution induite par l'industrialisation de la viande in vitro serait plus nocive pour l'environnement que l'industrie de l’élevage intensif, notamment parce que le méthane rejeté dans l'atmosphère par les ruminants disparaît plus vite que les émissions de dioxyde de carbone, qui eux, s'accumulent. 

...ou une solution parmi d'autres ?

Avant de savoir si la viande in vitro sera ou non rejetée par les consommateurs européens et français, au même titre par exemple que le furent les OGM, il faut envisager les autres solutions pour nourrir le monde, et le nourrir de façon durable. C'est ce qu'incite à faire Jean-François Hocquette aux pouvoirs publics. 

Une première solution consiste à réduire fortement le gaspillage alimentaire, qui représente un tiers des aliments produits dans le monde !

Une seconde solution serait de manger un peu moins en quantité et d’augmenter la part des protéines végétales dans nos menus, ce qui ne signifie pas supprimer la viande de notre alimentation, c'est le fameux, "manger moins de viande, mais de meilleure qualité." D'ailleurs, les mêmes entreprises qui investissent dans la viande in vitro ont depuis longtemps compris l’intérêt d'investir dans la production de "simili viande" issue de légumineuses .

Une troisième solution consisterait à diversifier les sources de protéines animales (insectes par exemple) mais cela peut aussi poser des problèmes d’acceptation sociale.

Il est en tout cas intéressant de noter une sorte de reconfiguration du monde écologiste, entre les animalistes a priori proches de la nature, mais qui se révèlent partisans d'une certaine "technophilie" sur ce sujet de la viande cultivée (lire à ce propos l ’argumentaire de Paul Aries, politologue et historien de l'alimentation) et une mouvance paysanne plaidant de son côté pour une élevage "humain", loin des laboratoires. 

En guise de conclusion, cette enquête du New York Times, sur ces végans devenus bouchers "éthiques". Certains l'ont fait après s'être rendus compte que le soja et les légumineuses produits pour leur alimentation de végétariens produisaient plus de dégâts pour l'environnement (monoculture spécifique, épuisement des sols) que l'élevage -paysan- de bêtes. 

Vos réactions sur les réseaux sociaux 

Elles ont été très très nombreuses, près de 500, signe que le sujet intéresse et que les avis sont très partagés : entre doute sur l'innocuité de cette viande de synthèse, horreur devant l'idée d'une viande fabriquée en laboratoire par des géants de l'agro-alimentaire (qui rappellent à beaucoup le film " Soleil Vert" de Richard Fleischer), mais aussi large consensus des la communauté végan et végétarienne pour une viande fabriquée sans toucher (ou presque) à l'animal.  Vous en trouverez un petit aperçu ci-dessous :

Et en bonus, des films qui abordent le sujet : 

Soleil vert : https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2018/12/21/soleil-vert-ou-les-debuts-de-la-conscience-ecologique-sur-grand-ecran_5400947_4500055.html

Okja : https://www.france24.com/fr/20170628-okja-netflix-polemique-cochon-film-cinema-salle-farce-ecolo-antispecisme

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