

La vidéo du braquage d'une enseignante par un élève armé à Créteil a fait le tour des réseaux sociaux. Ces images choquantes ont déclenché des dizaines de milliers de témoignages de professeurs. Ils y dénoncent notamment l'absence de soutien de la part de leur hiérarchie et un sentiment d'abandon.
Un élève de 15 ans pointe un pistolet factice sur son enseignante dans une salle de classe. "Tu mets présent, purée et que ça saute", lui ordonne-t-il. Autour de lui, d'autres élèves hilares assistent à la scène avec leur portable. Cette vidéo filmée au lycée Edouard-Branly de Créteil (Val-de-Marne) a fait le tour des réseaux sociaux vendredi 19 octobre. La violence existe depuis de nombreuses années dans les établissements scolaires mais les agressions dont sont victimes les enseignants sont rarement filmées et encore moins diffusées sur les réseaux sociaux. Ce braquage, c'est un peu l'incident de trop pour des professeurs excédés par les agressions qu'ils vivent au quotidien. Elles sont rarement physiques et sont surtout verbales, mais elles existent. Il n'en faut pas plus pour déclencher un déferlement de témoignages sur les réseaux sociaux. Des milliers d'enseignants confient leur histoire, souvent anonymes grâce à des pseudos, à travers le hashtag #PasDeVague. Ils dénoncent surtout le manque d'écoute de la part de leur hiérarchie. Dans quelles conditions travaillent aujourd'hui les professeurs ? Témoignages recueillis par Maïwenn Bordron (avec à la fin de cette page, vos réactions sur les réseaux sociaux).
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Les réseaux sociaux, comme exutoire
Dans leurs témoignages, les enseignants dénoncent surtout des insultes de la part des élèves ou des parents d'élèves. La vidéo du braquage à Créteil a rapidement associé la violence scolaire aux clichés accolés à la banlieue. Mais la violence scolaire est en fait protéiforme, physique et verbale, aucun milieu n'y échappe.

Pierre (prénom modifié) est professeur des écoles dans un petit village de l'est de la France et a déjà été confronté à ce type de situation. "Un élève n'avait pas fait ses devoirs pendant les vacances, alors je fais un mot aux parents. Le papa me répond que l'enfant avait bien fait ses devoirs alors qu'il ne connaissait pas sa poésie. J'ai eu le malheur de rédiger mon mot par ordinateur, alors que lui, l'avait écrit de façon manuscrite dans le carnet de liaison. Il a pété les plombs, m'a insulté devant tout le monde parce que visiblement je lui avais manqué de respect parce que j'avais écrit le mot à l'ordinateur", confie-t-il. Lui aussi a choisi de témoigner sur les réseaux sociaux, même si le braquage de Créteil "est loin de sa réalité en milieu rural".
Sandra a également participé au hashtag #PasDeVague. Cette professeure de français de 49 ans, qui exerce en région parisienne, utilise Twitter comme un "exutoire", une "psychothérapie" qui lui permet de dire tout ce qu'elle contient en permanence.
Moi, j’ai eu la chance de ne pas être agressée physiquement. Mais les agressions verbales, émanant des élèves comme de leur famille, sont le lot quotidien des professeurs. Ce sont des intimidations permanentes, des intrusions de parents d’élèves furieux que leur enfant ait eu un punition. Même la mention d’une croix dans le carnet peut dégénérer très rapidement. Moi, j’ai été victime d’insultes sur les réseaux sociaux. Il a fallu que je fasse énormément d'efforts pour obtenir que cet élève comparaisse devant le conseil de discipline, il a fallu que je m’aide de collègues syndiqués. Nous avons finalement pu réunir un conseil de discipline : au début, ce n’était pas évident, ce n’était pas l’objectif de mon chef d’établissement, mais nous avons fait pression. Réunir un conseil de discipline, même s’il ne prononce pas l’exclusion de l’élève est quand même un geste officiel qui reconnaît qu’un acte répréhensible a été commis.
Certains commentateurs ont comparé #PasDeVague à un #MeToo des enseignants, comme si les Français découvraient les conditions de travail dénoncées par les enseignants, comme si c'était la première fois qu'était dénoncée la violence scolaire. Dans son billet, l'humoriste et comédienne Nicole Ferroni, ancienne professeure de SVT, devenue chroniqueuse sur France Inter, dénonce : "Et dire qu'il y a 10 ans c'était déjà ça et bordel rien n'a changé. Il y a dix ans, même si je n'avais pas de hashtag pour verser mes peines dedans, j'ai connu cet élève qui défonce ma porte, qui dit : vas-y, ferme ta gueule, je vais t'en coller une".
Un sentiment d'abandon de la part de la hiérarchie
Beaucoup d'enseignants n'arrivent pas toujours à signaler ces agressions à leur hiérarchie. Le sentiment de culpabilité est très prégnant, selon Sandra. "On dit que l’armée est la grande muette mais l'Education nationale aussi. Ce n’est pas naturel pour un professeur d’aller raconter ses histoires parce que souvent il y a une espèce de culpabilité du professeur. C’est difficile d'expliquer que dans sa classe, cela ne se passe pas bien. Immédiatement, le message qui lui est renvoyé est : il faut tenir ses élèves, ce n’est pas très compliqué. Si cela se passe mal dans votre classe, c’est que vous êtes un mauvais professeur. Et cette culpabilité est terrible", explique la professeure de français.
Quand l'enseignant se décide finalement à dénoncer l'agression dont il a été victime, un nouvel obstacle peut apparaître : l'absence d'écoute du chef d'établissement. C'est ce que pointent du doigt de nombreux enseignants dans leurs témoignages sur les réseaux sociaux.
"Le chef d’établissement a intérêt à ce que rien ne sorte de son établissement. Vis-à-vis de la société et de sa hiérarchie, il passe pour un bon chef d’établissement, quelqu’un qui est capable de gérer les problèmes, si rien ne sort", déplore Sandra, qui travaille dans un collège en région parisienne.
Dans son école, en milieu rural, Pierre ne se sent pas beaucoup plus soutenu : "l'inspectrice nous invite à faire des rapports d'incident dès qu'il y a quoi que ce soit. Malgré tout, dans les faits, nous ne constatons rien. Je ne veux pas non plus taper sur les doigts des inspecteurs, ils font un boulot hyper difficile, ils doivent gérer des cinquantaines de classe. Nous, sur le terrain, nous ne voyons rien qui change. Nous aimerions bien que le parent qui est allé un peu trop loin, reçoive une lettre en disant : attention, l'institution défend son personnel".
Les nuances du syndicat des personnels de direction
Pascal Bolloré, secrétaire général adjoint du SNPDEN, le syndicat national des personnel de direction de l'Education nationale, tient à nuancer ces accusations et à ne pas en faire un cas général. "Il faut reconnaître qu’il y a eu, pendant un certain nombre d’années - cela n’est plus le cas actuellement - je ne veux pas dire une pression, mais l’excès de conseils de discipline dans tel ou tel lieu, ou tel ou tel établissement, était régulièrement souligné. Evidemment, cela n’encourage pas à les multiplier. Dans une circulaire du 27 mai 2014, il est écrit que : la grande disparité du nombre d’exclusions définitives d’un établissement à un autre rend nécessaire l’actions des autorités académiques dans leur rôle de pilotage et d’accompagnement des établissements scolaires. L’institution confrontée à trop d’exclusions définitives a aussi tenté de les réguler en le répétant auprès des établissements, ce n’est pas un encouragement à les multiplier", explique celui qui est également proviseur du lycée Marcelin-Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne).

« Quand la sanction ne correspond pas à l’attente, il y a un ressenti négatif »
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La décision d’une sanction ne relève pas du bon plaisir du chef d’établissement, tout ceci est cadré par des règles de droit, il ne fait ce qu’il veut contrairement à ce que l’on voudrait dire ou penser face à une situation particulière.
Pascal Bolloré, secrétaire général adjoint du SNPDEN
"Certains élèves sont tellement punis qu'ils ne font plus la différence entre le fait de l’être ou pas"
Le sociologue Benjamin Moignard, spécialiste des violences scolaires, réfute le fait que les élèves ne soient pas assez sanctionnés en France.
"Ce n'est pas un pays où il y a une habitude de peu sanctionner. Toutes les mesures que nous avons, qu’elles soient de ministères ou de recherches indépendantes, montrent que nous sommes plutôt dans un pays qui sanctionne beaucoup, voire qui sanctionne le plus fortement parmi les pays européens. Avec des usages punitifs qui, dans certains établissements, font que la punition n’a d’ailleurs plus aucun sens. Certains élèves sont tellement punis qu'ils ne font plus la différence entre le fait de l’être ou pas. Nous avons une très grande sensibilité à cette question-là en France, nous la traitons sous un angle très idéologique, avec ceux qui sont pour ou contre. Quand certains enseignants disent qu’il faudrait peut-être travailler sur l’enjeu éducatif de la sanction, alors ils sont contre la sanction. Et inversement, quand certains demandent plus de sanctions, alors ils sont perçus comme des affreux enseignants sécuritaires et obsédés par les questions de violence", explique le maître de conférences à l'université Paris-Est-Créteil.
Une violence plurielle
Les témoignages qui ont déferlé sur les réseaux sociaux donnent l'impression d'une violence exacerbée dans le milieu scolaire. Le braquage à Créteil serait alors l'apogée d'une violence quotidienne et agirait comme une goutte d'eau faisant déborder le vase des enseignants, qui auraient trop intériorisé ces agressions au fil des années. Cette effervescence sur les réseaux sociaux amplifie le phénomène, qui s'est en fait stabilisé depuis quelques années. Le flot de témoignages semble indiquer que la situation est préoccupante : elle l'est, mais ce n'est pas nouveau. Beaucoup d'enseignants se sont d'ailleurs émus sur Twitter que les journalistes aient attendu cet incident à Créteil avant de s'intéresser à ce qu'ils vivaient au quotidien. "Il y a une forme de stabilité de la violence à l’école depuis que nous la mesurons__. Elle masque des effets de concentration dans certains établissements : 10% des établissements concentrent 40 % des incidents, il y a des effets de polarisation importants", précise Benjamin Moignard.

"Ce qui caractérise la violence à l’école, ce sont les faits de violence entre élèves"
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Ce qui caractérise la violence à l’école, ce sont les faits de violence entre élèves. Viennent ensuite les violences envers les professeurs liées à des violences d’ordre verbal beaucoup moins souvent à des actes physiques.
Le constat de France Victimes
Cette violence plus prégnante entre les élèves qu'entre les élèves et les professeurs est une réalité à laquelle est confrontée France Victimes. La fédération, composée de 130 associations, travaille en collaboration avec l'Education nationale depuis la signature d'une convention en 1999. Son champ d'intervention est très vaste, mais elle est compétente dans le domaine des violences scolaires.
"En 2017, nous avons reçu 113 appels sur la plateforme téléphonique et il y a eu 80 saisines d'associations d'aide aux victimes. Parmi l'ensemble de ces faits d'agression, seuls 5% concernent des enseignants", explique Olivia Mons, porte-parole de France Victimes. Le reste des appels proviennent de parents d'élèves ou d'élèves. Ces chiffres ne sont pas représentatifs, car France Victimes peut être saisie "par l'enseignant, le chef d'établissement, l'inspection d'académie, le rectorat, voire le ministère". Cet outil n'est pas encore très connu au sein de la communauté éducative. France Victimes est souvent considérée comme un complément, l'Education nationale préférant gérer ses problèmes en interne dans un premier temps.
Dans un premier temps, nous allons l'entendre, nous allons respecter sa parole, nous allons le croire. C'est une première considération de la personne victime comme une victime. Nous n'allons pas dire : mais c'est ce que vous avez fait ? mais ce ne sont que des enfants. Ensuite, nous allons l'informer sur l'ensemble de ses droits et l'ensemble des conséquences que cela va avoir pour qu'il puisse choisir de manière indépendante et autonome s'il souhaite porter plainte ou pas. Nous ne sommes pas de la police ou de la justice, nous sommes juste là pour aider les personnes.
Quelles suites pour #PasDeVague ?
L'outil proposé par France Victimes sert aux enseignants, une fois qu'ils sont devenus victimes. Un outil a posteriori qui ne traite pas le problème de la violence à la racine. Mais selon Olivia Mons, France Victimes peut également permettre une forme de prise en charge a priori.
"Nous nous rendons compte que c’est en traitant de manière précoce les premiers faits, les premières agressions, les premiers dérapages que nous allons pouvoir redonner confiance à la personne victime en elle-même mais aussi dans son cadre de travail. La première fois que nous intervenons finalement prévient de nouvelles victimations. Et si nous inventons ou réinventons des modes de régulation de conflit comme la justice restaurative ou la médiation scolaire. En réunissant les protagonistes autour d’une table, nous allons pouvoir enlever de la récidive, nous allons pouvoir avoir un établissement apaisé et une classe apaisée", affirme-t-elle.
Le sociologue Benjamin Moignard, spécialiste des violences scolaires, plaide également pour la mise en place de nouvelles formes de dialogue au sein de la communauté éducative pour éviter les situations de crise. "Les établissements où il y a beaucoup de difficultés sont des établissements où la question du collectif se pose. Ce sont des établissements où il y a des équipes qui sont peu stables, des équipes avec des niveaux de turn-over importants, avec beaucoup de contractuels. Ce personnel n’est pas formé, il est amené à bouger énormément, les établissements se retrouvent avec des équipes adultes, très peu structurées. Et face parfois à certaines difficultés, il faut avoir des collectifs d’adultes bien structurés, cohérents qui puissent faire acte d’éducation", analyse-t-il.
En termes de mesures plus concrètes, le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a proposé de renforcer le règlement sur l'usage des téléphones portables. Selon lui, c'est le fait de pouvoir filmer cette scène avec un portable et de lui donner un côté sensationnaliste sur les réseaux sociaux qui a amené l'élève à braquer son enseignante.
Le ministre de l'Education nationale n'écarte pas non plus la mise en place de portiques, tout en assurant que : "Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne solution. Vous créez une atmosphère et un engorgement à l'entrée qui posent d'autres problèmes de sécurité".
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