Travail invisible, travail gratuit : à qui profitent nos activités non rémunérées ?

Bénévoles des "Restos du coeur"
Bénévoles des "Restos du coeur" ©AFP - Charly Triballeau
Bénévoles des "Restos du coeur" ©AFP - Charly Triballeau
Bénévoles des "Restos du coeur" ©AFP - Charly Triballeau
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Bénévolat, volontariat, digital labor: dans les associations, les entreprises ou sur nos smartphones, certaines de nos activités non rémunérées ont en commun de servir de modèles économiques à d'autres. Services publics et entreprises fonctionnent grâce à la gratuitisation de certaines activités.

Avec
  • Antonio Casilli Professeur à Telecom Paris, Institut Polytechnique de Paris
  • Maud Simonet Chargée de recherche en sociologie au CNRSà l’IDHE.S et directrice adjointe à l'IDHE.S-Nanterre

Si récemment vous avez posté une photo sur Instagram, recommandé un restaurant sur TripAdvisor ou posté une critique de film sur un blog, vous n'avez pas juste partagé. Vous avez travaillé pour ces grandes plateformes. Gratuitement.  “Ces entreprises ont réussi à imposer l’idée que ces personnes qui travaillent gratuitement le font pour la communauté. Or les ressources communes qu’ils contribuent à créer (les contenus, les données...) sont captées par les plateformes et transformées en valeur monétaire à la fin”, rappelle le sociologue Antonio Casilli, spécialiste du “travail du clic" ou le digital labor 

C’est aussi au nom de valeurs — souvent l’innovation, la curiosité, l’envie de partager ou d’apprendre — que de nombreux professionnels participent à des hackathons (contraction de “hack” et de “marathon”). Durant ces événements, organisés par des entreprises privées mais aussi souvent des institutions publiques, des équipes de développeurs, entre autres, imaginent des nouveaux services ou applications. François Lacombe est ingénieur, mais aussi bénévole pour OpenStreetMap. Une association dédiée à l'ouverture à tous des données géographiques. Et c'est sur ce thème qu’il a participé des hackathons. "Cela dure 48h, souvent le week-end car c’est ouvert au grand public, et presque non-stop car il faut arriver le dimanche devant le jury avec une solution dont on sait qu’elle va fonctionner.”

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F Lacombe : les hackhatons permettent de défendre des manières de faire

1 min

Cet ingénieur est prêt à participer bénévolement à ce type d’événements pour “d_éfendre des idées, et mettre en avant des manières de faire . Même si parfois cela produit des solutions qui ont de la valeur.Il faut en avoir conscience. Et bien regarder les règlements._”

"Hackathon Nec Mergitur" à l'Ecole 42 (Paris) 16 janvier  2016
"Hackathon Nec Mergitur" à l'Ecole 42 (Paris) 16 janvier 2016
© AFP - KENZO TRIBOUILLARD FP

Vous êtes nombreux à nous l'avoir dit sur les réseaux sociaux : découverte, innovation, partage sont au coeur de vos motivations à participer à de tels événements. Ils posent pourtant une question : qui capte leur valeur ?
Que ce soit de la part d’entreprises privées ou d’institutions publiques, voire de l’Etat, on assiste à des phénomènes d’appropriation économique de nos activités non-rémunérées.

Les politiques en faveur du bénévolat

“ Les associations ne sont pas un coût, un boulet, mais une chance. C’est quelque chose qui rapporte économiquement ». C’est aussi des coûts évités pour les pouvoirs publics. On prend un exemple, les Restos du Cœur. 70 000 bénévoles réguliers. Si c’était des permanents payés au Smic par l’Etat, ça serait plus de 200 millions d’euros par an. C’est des bénévoles avec les Restos du Cœur, donc c’est aussi une économie. » C'est Gabriel Attal, le Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Education nationale, qui s'exprimait ainsi à l'Assemblée nationale en octobre dernier.

La valorisation comptable du bénévolat est désormais une démarche faite par la plupart des associations. “Mais ce n’est pas parce que l’on a une capacité à démultiplier l’efficacité de l’argent public que l’on est dans une logique de substitution à l’Etat. On n’est pas une délégation de service public. Et c’est précisément parce que les associations sont indépendantes qu’elles arrivent à fédérer autour d’elles des bénévoles et des partenaires”, souligne Louis Cantuel, responsable des relations institutionnelles au Restos du Coeur.

Louis Cantuel (Restos du coeur)

1 min

On est dans un contexte de raréfaction de l’argent public. Et les pouvoirs publics ou les collectivités peuvent avoir la volonté “d’optimiser” ou la tentation de déléguer certaines missions. Mais ce serait un calcul à court terme. Les bénévoles qui s’engagent dans les associations de solidarité le font pour un projet, des missions, des valeurs. S’il n’y avait plus la clarté de ce projet là, il n’y aurait plus de bénévoles.

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© AFP - Charly Triballeau

Or pour la sociologue Maud Simonet, l’argument économique avancé par Gabriel Attal est d'autant plus marquant qu'elle vient d'un représentant de l'Etat. Et précisément dans un contexte à la fois de réduction des budgets des services publics, et de développement de politiques de soutien au bénévolat ou aux nouveaux statuts de volontaires.

"Gratuitisation des services publics"

Cela participe à une forme non pas de privatisation mais de "gratuitisation" des services publics, estime Maud Simonet, directrice de recherche au CNRS et directrice de l'IHEDS-Nanterre . “C’est-à-dire des services qui restent dans les mains de l’Etat mais sont à tel point précarisés que pour continuer à fonctionner, ils reposent en partie sur des formes de travail qui ne sont pas reconnues comme tel.” Notamment via le bénévolat et le volontariat comme les services civiques.
En parlant de “t ravail gratuit”, la chercheuse propose donc — comme l’ont fait les analyses féministes des années 1970 avec le travail domestique— de regarder ces activités non pas seulement comme de l’engagement ou des valeurs, mais bien aussi comme du travail. 

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© Maxppp - Julio Pelaez

Elle a notamment étudié, avec le chercheur Francis Lebon, le s effets de la réforme des rythmes des scolaires, non pas sur les enfants mais sur le travail. Cette enquête montre comment la réforme, pour assurer les activités périscolaires, a _"démultiplié les statuts des travailleurs au sein de l’école  et fait entrer des bénévoles associatifs, les parents et grands-parents, mais aussi des jeunes en services civiques qui assurent les activités. En même temps que l’arrivée de ces travailleurs invisibles et gratuit squi font fonctionner la réforme, cela développe la gratuitisation du travail de ceux qui sont des travailleurs salariés : on étire les heures de présence des éducateurs et on leur demande d’assurer des animations, on demande aux enseignants et aux Atsem de participer à des activités supplémentaires sans complément de salaires."  _Ce recours au travail gratuit est aujourd’hui d’autant plus fréquent dans le fonctionnement de nombreux services publics, qu’il est facilité par le déploiement depuis 2010, des services civiques. 

Contrepartie 

Compte tenu de l’importance de nos mécanismes de solidarité, compte tenu de nos finances publiques, compte tenu de la situation d’un pays qui est en croissance mais qui reste avec un taux de chômage élevé, il faut qu’on s’interroge sur ces contreparties, il faut que l’on regarde ce qu’on peut réfléchir avec nos concitoyens comme contrepartie au versement obligatoire.

C'est en ces termes qu'en février 2019, au cours d’une rencontre avec des élus locaux du Finistère, le Premier ministre Édouard Philippe émet l’idée de demander des «contreparties » aux citoyens qui perçoivent des aides sociales. 

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© Maxppp - Bruno Levesque

Certains départements ont commencé à avancer dans ce sens. C’est le cas du Haut-Rhin. Après avoir un temps décidé de suspendre le RSA des allocataires qui ne feraient pas de bénévolat, la collectivité a finalement choisi une approche moins contraignante : les heures de bénévolat concernent les allocataires qui les ont inscrites dans leur “contrat d’engagements réciproques”, obligatoire lui.
"On a proposé aux allocataires du RSA qui étaient volontaires pour faire du bénévolat de l'inscrire dans leur contrat d'engagements", explique Peggy Remy, directrice-adjointe de l'insertion au Département. C'est un outil d'insertion qui a beaucoup de vertus : pour les personnes isolées ou en accompagnement social, cela permet d'aller à la rencontre d'autres personnes, d'améliorer leur confiance et leur estime de soi . Pour les personnes en recherche d'emploi, cela peut permettre de renouveler des compétences."

RSA : le bénévolat comme manière de favoriser l'insertion

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L’idée, c’est que le bénévolat serait utile à la fois aux allocataires du RSA, dans une logique d’insertion et à la collectivité. Voilà qui représente une forme de rupture politique. Pendant longtemps exercer des activités bénévoles pouvait être une raison de se voir couper ses allocations chômage. Désormais, cela est vivement encouragé si l’on veut percevoir aides sociales.

Faire plus avec moins

En somme le “travail gratuit” est inscrit dans les logiques d’emploi. “Nous suspendons les activités du site du CEPN et de certains des séminaires qui, nous le rappelons, sont assurés de manière bénévole et essentiellement par des précaires alors même que les activités de communications n'ont jamais été aussi sollicitées ou centrales (circulation des savoirs, évaluations, carrières individuelles, changement de nom, etc.).” Voilà ce qu’on trouve sur l e site du Centre d’économie de l’Université Paris 8, mobilisé contre la réforme des retraites et la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche.  A l’hôpital, dans l’enseignement ou encore la culture… : dans de nombreux services publics aujourd’hui, une grande partie des tâches sont assurées par des personnes qui ne sont payées pour le faire. 

En même temps, le manque de moyens fait qu’il est dur de refuser ce travail gratuit. Car c’est une la fois une aide pour ceux qui sont en place et une promesse d’une embauche future, souligne Maud Simonet. Il y a toute une économie de la promesse qui s’est mise en place dans le monde du travail. Avec idée que si on travaille gratuitement aujourd’hui, peut-être que demain on obtiendra le travail dont on rêve.

Pour désigner cela, les sociologues américains parlent pour cela de hope labour. Le modèle économique des grandes plateformes numériques reposent aussi beaucoup sur là-dessus. Dans la production de contenus en ligne, "il existe une articulation importante entre le travail gratuit, le travail rémunéré et même l’emploi. Sur les plateformes, beaucoup espèrent que leur activité deviennent un emploi. Cela peut être le cas de vidéastes qui postent des vidéos sur Youtube, d’auteurs de posts de blogs pour des médias”, note le sociologue Antonio Casilli. Dans le même temps, cela crée des formes de concurrence pour les professionnels, dans des secteurs (comme la culture) où l’emploie se raréfie. Mais pour la chercheuse Maud Simonet, “c’est aussi une forme d’exploitation plus complexe à penser. Car au coeur de cette exploitation, il y a une guerre des valeurs entre la valeur monétaire de ce travail, et les valeurs qu’on lui accorde et qui ne sont pas que financières”.
Et à bien des égards, ce sont aussi ces enjeux et ces conditions de travail que mettent en lumière les mobilisations sociales actuelles. 

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