"Une femme qui réalise un film d'action ou un chef opérateur noir, impossible !"

La réalisatrice Mati Diop brandissant le Grand Prix du festival de Cannes en 2019 pour "Atlantique" : une scène encore rare dans le cinéma français.
La réalisatrice Mati Diop brandissant le Grand Prix du festival de Cannes en 2019 pour "Atlantique" : une scène encore rare dans le cinéma français. ©Maxppp - Étienne Laurent / EPA/ Newscom / MaxPPP
La réalisatrice Mati Diop brandissant le Grand Prix du festival de Cannes en 2019 pour "Atlantique" : une scène encore rare dans le cinéma français. ©Maxppp - Étienne Laurent / EPA/ Newscom / MaxPPP
La réalisatrice Mati Diop brandissant le Grand Prix du festival de Cannes en 2019 pour "Atlantique" : une scène encore rare dans le cinéma français. ©Maxppp - Étienne Laurent / EPA/ Newscom / MaxPPP
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La démission de la direction de l’Académie des Césars ouvre un nouveau chapitre pour le cinéma français. La parité et la transparence devraient s'inviter au sommet des festivals et commissions. Mais le défi de la diversité se joue sur les tournages et dans les sociétés de production.

Le feu, leitmotiv des Césars 2020. Avec la tribune des professionnels du cinéma dans Le Monde qui a incendié cette 45e édition et qui a fini par renverser l’Académie dont l’image d’un club d’hommes blancs et âgés n’est plus supportée par la profession. Le feu aussi dans le cinéma de Céline Sciamma avec son “Portrait de la jeune fille en feu” nommé dix fois pour la cérémonie qui se tiendra le 28 février prochain. Son film met en scène une femme peintre à une époque (1770) où elles n’étaient pas nombreuses. Il raconte l’histoire d’une jeune femme qui résiste à son destin d’épouse en refusant de poser comme modèle. Enfin, il est réalisé par une femme et incarné par Noémie Merlant et Adèle Haenel. Cette dernière a été projetée d’actrice à icône féministe et politique pour avoir brisé le silence sur les attouchements et le harcèlement sexuel dont elle aurait été victime. Ainsi, c’est peu dire que le film de Céline Sciamma incarne à lui seul les bouleversements à l'œuvre dans le monde du cinéma.  

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“Portrait de la jeune fille en feu” est en train de battre le record détenu par “Amélie Poulain” aux Etats-Unis

Les femmes à l’écran, derrière les caméras, à la technique sur les plateaux sont en train de prendre de la place. Surtout, elles demandent à ce que la voie leur soit ouverte. Le public est derrière elles si l’on en croit les chiffres concernant_“Portrait de la jeune fille en feu aux Etats-Unis.”_ Plus de 600 000 dollars au box-office après le premier week-end, dans 22 salles. “On assiste à un démarrage énorme, du jamais vu depuis Amélie Poulain,” s’enthousiasme Betty Bousquet attachée de presse chez Unifrance.  

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Adèle Haenel, l'onde de choc

"L'histoire d'Adèle Haenel a crée une onde de choc car elle a mis en lumière un fonctionnement qui doit changer" - Gaëlle Bayssière, productrice

1 min

Après la cérémonie du 28 février, qui restera sans aucun doute dans les mémoires, une assemblée générale va se réunir pour élire une nouvelle direction de l’Académie des Césars et instaurer des statuts plus démocratiques au sein de la gouvernance. Pourquoi pas une femme présidente ? L'assemblée pourrait aussi décider de limiter le nombre de mandats, actuellement renouvelés tous les cinq ans. Les deuxièmes Assises pour la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel se sont tenues en novembre dernier à l'initiative du collectif "50/50 en 2020." Plusieurs engagements ont été pris : 

  • Créer un bonus de 15% : le CNC accorde ce bonus sur les aides qu’il propose aux films dont les équipes sont paritaires. 
  • Rendre obligatoire les statistiques de genre au sein des équipes techniques et de la masse salariale dans les dossiers d’agrément des films.
  • Assurer la parité des présidences et des membres de l’ensemble des commissions du CNC. 
  • Atteindre la parité des jurés des festivals et des écoles soutenues par le CNC. 
  • Veiller à la mise en valeur des films de patrimoine réalisés par des femmes en portant une attention particulière à leur restauration. 
  • Inclure dans le cadre de la renégociation des conventions du CNC avec les régions un volet dédié à l**’égalité hommes/femmes**. 
  • Accroître la représentation des femmes dans les sélections de films proposés pour les programmes d’éducation à l’image à destination des plus jeunes : écoles, collèges, lycées. 
  • Créer un Observatoire de l’égalité homme/femme dans le cinéma et l’audiovisuel afin de produire des statistiques sur l’emploi, les salaires et les aides attribuées aux femmes. 
  • Lancer une étude sur le devenir des femmes diplômées dans le cinéma pour comprendre les freins qu’elles rencontrent et répondre par des dispositifs appropriés. 

Les boîtes de production ont aussi leur part de responsabilité 

Des choix inconscients ou inavoués se pratiquent tous les jours dans le cinéma.“Les budgets alloués aux femmes réalisatrices sont toujours beaucoup moins importants que pour les hommes,” accuse Gaëlle Bayssière. Selon elle, c’est une réalité dans tous les secteurs de financement. Les sociétés de production, les chaînes de télévision privées, les financiers privés. “On fait moins confiance aux femmes pour porter des budgets importants,” déplore la productrice de “Everybody on deck.”

Le Festival de Cannes anticipe et joue la transparence pour ne pas vivre le même séisme que les Césars. Le délégué général Thierry Frémaux a envoyé une lettre d'information à tous les professionnels abonnés pour révéler les noms des membres du comité de sélection du festival. C’est inédit. Il est composé de neuf personnes dont cinq femmes. 

Le comité de sélection du Festival de Cannes 2020.
Le comité de sélection du Festival de Cannes 2020.
- Festival de Cannes (Capture d'écran du site)

Une réalisatrice qui a des exigences c’est une chieuse. Un homme qui en a, il a du tempérament.

Une réalisatrice qui veut faire un film avec des bagarres et du sang, c’est pas possible.

Une cheffe opératrice ou une technicienne, ça peut pas porter des trucs lourds.                                              
Remarques entendues par David Hourrègue, réalisateur et Niels Rahou, scénariste. 

Tous deux militent pour une meilleure représentation des femmes dans le cinéma. Toutes professions confondues. Leurs témoignages sont édifiants : 

"On va toujours privilégier l'expérience des hommes à celle des femmes réalisatrices"

6 min

“Ne pas filmer les musulmans éclairés aux néons et conspirant contre la société actuelle”

Pas assez de personnes noires, d’Arabes, d’Asiatiques derrières les caméras. Pas assez d’histoires d’enfants des cités sur les écrans. La fronde des professionnels du cinéma s’attarde aussi sur cette nécessité : faire du cinéma un miroir de la société, de la France en 2020. “C’est d'une importance capitale d’aborder le binge drinking (boire beaucoup), le harcèlement scolaire, l’homosexualité, le handicap, le rapport à la foi…” David Hourrègue, le réalisateur de la série SKAM France diffusée sur France tv Slash met un point d’honneur à parler de ceux qu’on voit moins, qu’on entend peu ou qu’on juge sans les connaître. Là aussi, le public plébiscite. Les dernières saisons enregistrent 110 millions de vues sur Youtube. 

Les exemples de films qui font appel à la diversité sont de plus en plus nombreux dans le cinéma français. “Les Invisibles” de Louis-Julien Petit, “Jusqu’à la garde” de Xavier Legrand. Le public valide de plus en plus un cinéma qui représente la vitalité de leur quotidien.   

Le cinéma français moderne et audacieux s’exporte bien à l’étranger

Daniela Elstner est la directrice générale d’Unifrance, une association financée par le CNC et des acteurs privés qui a vocation à accompagner le cinéma français à l’international. Unifrance compte parmi ses adhérents des réalisateurs, réalisatrices, producteurs, productrices, des vendeurs et exportateurs de films. Chaque année, UniFrance organise “My French Film Festival.” Pendant un mois, des long-métrages et des courts-métrages français sont visibles en ligne dans 60 territoires et sur 200 plateformes. Du cinéma d’auteur, pas forcément connu du grand public. Cette année, le film d’animation “Les hirondelles de Kaboul” adapté du célèbre roman de Yasmina Khadra a gagné le prix de la cause du public. Un public international et sensible à l’oppression des populations afghanes par les Talibans. Au-delà de ses qualités cinématographiques, le film a le mérite d’être réalisé par deux femmes : Zabou Breitman et Elea Gobbé-Mévellec. 

Daniela Elstner, directrice générale d'Unifrance dans son bureau à Paris le 17 février 2020.
Daniela Elstner, directrice générale d'Unifrance dans son bureau à Paris le 17 février 2020.
© Radio France - Pauline Renoir

My French Film Festival a vocation à montrer la diversité du cinéma français. Daniela Elstner, la directrice générale d’Unifrance : 

“La France  a une grande richesse de production, elle est diverse dans sa production et ça se reflète dans ce genre d'initiatives. C’est comme ça qu’on choisit, c’est la dedans qu’on retrouve de la diversité. [...] D’ailleurs Unifrance ne dicte rien aux acheteurs étrangers. Quand on voit qu’un film comme “Les Misérables” a été nommé aux Oscar, qu’est ce que ça veut dire de notre société aujourd’hui ? C’est justement la preuve que la diversité s’impose d’elle même. C’est un film qui parle autrement, qui parle de sujets qui sont pas les plus évidents sur un marché international, qui s’est très bien vendu, qui va très bien s’exporter sur d’autres territoires. Le film a été très remarqué malgré la concurrence. Et ça, c’est tout ce que la France sait faire : un film qui parle de sujets de société mais qui les rend tellement universels que tout le monde peut se l’approprier chez soi. Je pense également que ça va avec les changements du monde. Ces questions sont au cœur de la société. La société change, donc notre cinéma accompagne. Ce chemin de la diversité va se faire. Et c’est notre rôle d’accompagner au mieux, de sentir ces films en devenir et de les installer ensuite sur le marché. [...] Il faut accompagner, être là, montrer que la France sait faire de tout pour tous les publics. Et qu’on mette en avant aujourd’hui les femmes, parce que ça a été plus dur pour elles que pour les hommes. Moi personnellement, j’aiderai.

Deux exemples de films français chaleureusement accueillis par la critique à l’étranger 

  • “Jumbo” réalisé par Zoé Wittock avec Noémie Merlant, Emmanuelle Bercot. Synopsis : Jeanne, une jeune femme timide, travaille comme gardienne de nuit dans un parc d’attraction. Elle vit une relation fusionnelle avec sa mère, l’extravertie Margarette. Alors qu’aucun homme n’arrive à trouver sa place au sein du duo que tout oppose, Jeanne développe d’étranges sentiments envers Jumbo, l’attraction phare du parc. Le film va être présenté à la Berlinale qui a démarré jeudi. Il a également été dévoilé en avant-première mondiale au festival du film de Sundance aux Etats-Unis. 
  • “Mignonnes” réalisé par Maimouna Doucouré avec Fathia Youssouf Abdillahi, Medina El Aidi, Esther Gohourou. Synopsis : Amy, 11 ans, rencontre un groupe de danseuses appelé : « Les Mignonnes ». Fascinée, elle s’initie à une danse sensuelle, dans l’espoir d’intégrer leur bande et de fuir un bouleversement familial. Le film sort le 1er avril. 

Les polémiques qui agitent la cérémonie des Césars aujourd’hui ont déjà été abordées il y a quelques années aux Etats-Unis. Les Oscar ont repensé leur gouvernance. Daniela Elstner, directrice générale d’Unifrance :

"Les Oscar ont fait il y a trois ans le travail que les César font aujourd'hui"

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La question de la représentation des réalisateurs, réalisatrices noir(es) aux Oscar de Los Angeles est toujours d’actualité. Celle du faible nombre de récompenses attribuées à des réalisatrices aussi. Sur le tapis rouge, Natalie Portman a décidé cette année de porter une cape noire sur laquelle elle a fait inscrire les noms de plusieurs réalisatrices injustement écartées, selon elle, de la sélection 2020, où aucune femme ne figurait. Brodés en lettres dorées, se trouvaient les noms de Lorene Scafaria ("Queens"), Lulu Wang ("L'Adieu"), Greta Gerwig ("Les Filles du Docteur March"), Mati Diop ("Atlantique"), Melina Matsoukas "("Queen & Slim") et Céline Sciamma ("Portrait de la jeune fille en feu"). “Je voulais souligner de manière subtile les femmes qui n'ont pas été reconnues pour leur travail incroyable cette année", avait justifié la comédienne.

Le monde change et le cinéma doit l’accompagner

Mohamed Bendjebbour a une grande expérience dans les industries créatives. Il est consultant pour le cinéma français à Paris et aux Émirats arabes unis. Il aide les institutions et les autorités à attirer des tournages sur leurs territoires dans toute la péninsule arabique. 

"Le paradoxe de cette affaire, c'est que les spectateurs n'ont pas de problème pour voir des handicapés à l'antenne, des Noirs, des Arabes, des choses différentes. Ça ne fait pas fuir les spectateurs, bien au contraire. Le problème c’est que ce sont les cercles de pouvoir, ceux qui décident pour le secteur qui ne sont pas représentatifs de la société française et du cinéma lui-même. On a le cinéma au monde le plus diversifié. On est le pays au monde qui a signé le plus grand nombre de traités de coproduction avec plus d'une cinquantaine de pays. La moitié de nos films sont des coproductions. Le pas vers la parité est en train d’être fait et maintenant il faut ouvrir le cinéma aux jeunes et aux autres cultures. Il faut mettre aux manettes des gens de différentes origines culturelles, sociales. Quand on met des gens plus diversifiés, on obtient plus de créativité. Ce qui nous sauve un peu, c’est la politique du CNC qui a consisté à signer des traités de coproduction avec plusieurs pays. Pourquoi notre cinéma français est fort ? C’est grâce à sa diversité. La réalité sur le terrain est bien plus en avance que dans les organes de représentation."

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