Jane Campion

La réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion au Festival de Cannes en 2017.
La réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion au Festival de Cannes en 2017. ©Getty - Stephane Cardinale - Corbis
La réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion au Festival de Cannes en 2017. ©Getty - Stephane Cardinale - Corbis
La réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion au Festival de Cannes en 2017. ©Getty - Stephane Cardinale - Corbis
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Laure Adler s'entretient avec la réalisatrice Jane Campion.

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Seule femme à avoir remporté une Palme d'or au Festival de Cannes, en 1993 pour La leçon de piano, la réalisatrice Jane Campion revient dans cet entretien avec Laure Adler sur son enfance dans le bush néo-zélandais, sur les raisons qui l'ont amenée à quitter son école des Beaux-Arts par passion pour le cinéma, ainsi que sur les personnages féminins dont elle a fait le cœur de son cinéma, de Sweetie à Ada McGrath, l'héroïne de La leçon de piano en passant par la jeune Janet d'Un ange à ma table, adapté du roman autobiographique de Janet Frame.

Laure Adler : Ada, Sweetie, Janet : quel que soit votre personnage féminin, vous parvenez à produire un processus d’identification très fort chez le spectateur.

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Jane Campion : Le personnage de Sweetie que nous avons écrit avec mon coscénariste Gerard Lee est pour moi est une très belle invention ! Sweetie est une force de la nature, elle ne cherche pas à entrer dans la norme, ni ne se préoccupe l’impact qu’elle peut avoir sur les autres, elle est trop sauvage pour exister. Elle rend la vie de ses parents impossible, se déshabille, se recouvre le corps de peinture noire, monte dans sa cabane dans les arbres, elle va même jusqu’à séduire le petit ami de sa sœur. J’y vois un esprit féminin insensé. Je crois que ces deux esprits contradictoires, je les ai en moi, j’ai le désir d’avoir un comportement normal - comme la soeur de Sweetie - et en même temps, j’ai cette énergie insensée, que Freud appelle le "ça", la femme débridée et ambitieuse. A la fin de l’histoire, lorsque Sweetie meurt, c’est aussi cela qui va être l’objet d’un deuil pour sa sœur : cette sorte de psyché sauvage et féminine, effrayante et exaltante en même temps, dont elle réalise qu'elle est partie à jamais.

D'où vous vient ce sentiment de prédilection pour des personnages de femmes différentes, un peu « au bord du chemin » ?

Jane Campion : J’avais douze ou treize ans quand j’ai lu le premier roman de Janet Frame. C’est une œuvre structurante pour de nombreux zéo-zélandais, en particulier pour les femmes. C’est ma première expérience de la voix poétique. Je savais que Janet Frame avait passé beaucoup de temps dans une institution psychiatrique et quand j’allais avec mes parents dans notre maison au bord de la mer nous passions près de cet institut et je regardais par la fenêtre et me demandais si elle était là, ce qu’elle devenait, parce qu’elle m’avait ouvert l’esprit avec son livre. Je m’étais identifiée à cette voix poétique. Même si le livre était écrit en prose mais il y avait cette voix supérieure qui suppliait d’être entendue. Plus tard, quand j’étais à l’école de cinéma, j’ai appris que Janet Frame allait publier son autobiographie. Je me souviens de l’avoir lue d’une traite et de l’avoir trouvé si émouvant, si beau. A que lors qu’elle ne décrivait que l’enfance, ç’aurait pu être mon enfance ou l’enfance de n’importe qui. C’était l’enfance d’une fille pauvre, avec des cheveux roux frisés, très vulnérable, qui se sentait vilaine mais qui avait néanmoins cette sensibilité poétique et elle ne ressemblait pas du tout à ce que l’on imagine être un poète. La voix que Janet utilisait pour ces descriptions, était telle que tout le monde pouvait s’y retrouver. A l’intérieur de cette voix, il y a cet alter ego, cette vulnérabilité, le fait que l’on se sente moche, en dessous de tout. A la fin de mes études, j’ai pu faire sa connaissance grâce à ma marraine et je suis allée lui rendre visite dans une petite maison modeste, autour de laquelle elle avait construit un mur. Elle était obsédée par le bruit alors elle portait un bonnet sur les oreilles et avait mis des rideaux entre chaque pièce. Sa maison était étonnante mais c’était une femme étincelante et heureuse. Je lui ai demandé de me céder les droits d’Un ange à ma table pour une adaptation. Elle m’a dit qu’elle adorerait confier son travail à des jeunes gens intelligents et courageux. Elle était très généreuse, encourageait les artistes et aidait beaucoup tous ceux qui s’intéressaient à son travail. Elle est même venue nous rendre visite sur le tournage, j’étais un peu inquiète j’avais peur de ne pas arriver à satisfaire ses fantasmes, son imagination par rapport au film, mais en réalité elle était fascinée par le tournage. Par tous les termes techniques du cinéma comme conducteur ou gélatine !

Laure Adler : Dans La leçon de piano il y a cette scène d’un piano sur la plage qui s’imprime dans l’esprit du spectateur avec la force d’une scène primitive. Comment avez-vous imaginé ce film, à partir de quelles images s’est-il construit ?

Jane Campion : J’étais très influencée par mon amour pour Emily Brontë. Emily Brontë avait la lande du Yorkshire. Moi j’ai grandi dans le bush, dans une nature sauvage et exaltante faite de forêts et de plages de sable : il y avait là une énergie, une force qui m’ont terriblement manquée quand j’étais en Europe. Je rêvais de revenir dans le bush, c’est quelque chose de formidable qui me nourrit. J’avais besoin d’une histoire qui dépeindrait ce sentiment. La leçon de piano, c’est une relation triangulaire mais il y a un 4e personnage : le piano, qui est une métaphore assez explicite de la civilisation. Ada McGrath, le personnage principal, après un certain nombre d’incidents, a choisi de s’enfermer dans le mutisme. J’ai essayé de dépeindre cette femme  - qui est en partie moi-même même si j’ai une relation plus raisonnable qu’elle avec le monde. Elle est furieuse contre l’injustice, l’exploitation qu’elle ressentait et elle a décidé d’arrêter tout contact verbal avec le monde. La seule relation qu’elle a, c’est avec ce piano, et elle a avec lui une forme de communication particulièrement belle. Et puis il y a cet homme, Baines, prétendument civilisé, mais qui ne conçoit la relation que dans la maîtrise. Et puis il y a aussi cet homme maori fasciné par la jeune femme, attiré par sa passion pour le piano. J’ai toujours pensé que la chose la plus fascinante dans le monde était l’attention, la concentration que l’on peut porter à un objet, c’est très érotique. Et cet homme voudrait qu’elle ne porte plus cette attention sur le piano mais sur lui-même. Mais ce transfert était impossible. 

Les propos de Jane Campion sont traduits par Xavier Combe.

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