Alain Fleischer: "On savait les civilisations mortelles, mais on ne les savait peut-être pas aussi fragiles"

Alain Fleischer
Alain Fleischer ©Getty - Frédéric Souloy Gamma-Rapho via Getty Images
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Imagine la culture demain | Arnaud Laporte, producteur de La Dispute et des Masterclasses, s'entretient aujourd’hui avec le cinéaste, plasticien et écrivain Alain Fleischer

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Alain Fleischer est un artiste aux multiples pratiques, menant depuis un demi-siècle un travail de cinéaste, photographe, plasticien et écrivain. Une très grande exposition de son travail occupera l'ensemble du 104 cet automne. Alain Fleischer est aussi le fondateur et toujours directeur du Fresnoy-Studio national des arts contemporains

A quoi pensez-vous ?

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Je pense tout d'abord aux jeunes artistes du Fresnoy qui, dès la réouverture de l'accès à nos sites de production, dont ils ont été privés pendant toute la période de confinement, se sont précipités pour reprendre le travail. C'était très enthousiasmant de voir ce mouvement de retour. Puis, pour ce qui m'est plus personnel, je pense effectivement à mes projets, l'écriture de mon prochain roman qui n'aura aucune relation avec l'actualité. Le précédent attend que les imprimeurs rattrapent leur retard. Je pense à la réalisation des œuvres pour l'exposition que vous mentionnez au 104. 

Et puis, d'une façon plus générale, je me suis demandé tout au long de cette période comment une minuscule particule de matière vivante, que tout le monde appelle familièrement le Covid 19, a pu mettre à genoux la Terre entière. Quel avertissement de nature à inquiéter notre assurance et notre arrogance ! On savait que les civilisations sont mortelles, mais on ne les savait peut-être pas aussi fragiles, ni aussi vulnérables. J'ai pensé à tout ça.
Je pense aussi que des idées et des idéologies peuvent être plus meurtrières encore que les virus. J'ai été d'ailleurs frappé pendant la crise que les médias annoncent le nombre de morts chaque jour dans chaque pays avec des comparaisons, comme une sorte de compétition. Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, je ne crois pas qu'aucun média de l'époque ait fait le décompte et l'annonce jour par jour des morts dans les chambres à gaz. Pendant la crise du coronavirus, il n'y avait tout d'un coup que cette seule préoccupation sur Terre. Le plus évident dégât, en tout cas psychologique, du virus, cela a peut être été cette façon de saturer l'information, d'étouffer la conscience de toute autre catastrophe. J'y ai vu une forme d'indécence.

Qu’attendez-vous des autres?

On sait que Sartre a dit « l'enfer, c'est les autres ». Pour moi, les autres, c'est un peu vague. Je ne sais pas qui sont ces « autres ». C'est un ensemble d'individus très différents. Parmi les autres, il y a des gens que j'aime, des gens que je n'aime pas, il y a des gens que je ne connais pas. Je n'attends pas la même chose de ceux-ci, et de ceux-là. On pourrait aussi formuler votre question autrement : qu'attendez-vous de l'autre? Alors, on attend souvent de l'autre qu'il nous ressemble, qu'il ait les mêmes idées, les mêmes opinions, les mêmes goûts. Moi, je dois dire que j'ai toujours préféré que l'autre soit aussi différent de moi que possible. Par exemple, dans les relations amoureuses et sentimentales, j'attends de l'autre qu'il me donne envie de lui ressembler.

Est-ce que l'art et la culture vont apporter des choses différentes à ce monde différent dans lequel on vit aujourd'hui?

Je ne crois pas que le monde d'aujourd'hui soit si différent de ce qu'il était hier. L'art est sans doute le meilleur vaccin contre les fléaux de l'esprit que sont le racisme, l'antisémitisme, le sexisme, le fanatisme religieux. Lorsque Jean-Luc Godard est venu au Fresnoy, je me souviens qu'il a dit aux étudiants que « le microscope nous sert à observer l'infiniment petit, que le télescope nous sert à observer l'infiniment grand ». Il fallait donc des sciences. « Quant à la caméra, elle nous sert, a-t-il dit, à observer l'infiniment moyen, c'est-à-dire nous, l'homme ». On peut dire cela non seulement du cinéma, mais de tous les autres arts qui nous permettent d'observer l'humain, de l'explorer, de mieux le connaître, de le critiquer, de le mettre en doute, de le mettre en crise, de le condamner et évidemment aussi de l'aimer. 

Est-ce que la crise que l'on traverse a changé votre rapport au temps ?

Non, pas vraiment. J'ai l'impression que je vis depuis toujours dans un après. Après le monde, et après les circonstances où j'aurais pu tout simplement ne pas naître. Je suis d'une certaine façon un survivant. C'est plutôt ma relation à l'espace qui a changé. Trouver les stratégies de mouvements, de déplacements, de circulations, de comportements pour superposer l'espace réel confiné, réglementé comme un terrain de sport, et des espaces imaginaires, avec pour seule règle et pour seule contrainte les limites de mes capacités physiques. Je crois que sans vraiment tricher, j'ai réussi à traverser Paris assez souvent. J'en garde des images inoubliables. J'ai pu me rendre au Fresnoy, dans le Nord, et m'y introduire comme dans un site archéologique endormi, presque en visiteur clandestin. J'ai pu aussi rejoindre l'Italie où je suis en ce moment, même si c'était pour y être mis en quarantaine dès mon arrivée. L'Italie, on le sait, est un pays très touché par la crise, mais ça reste pour moi surtout un espace imaginaire.

Qu'est-ce que vous avez envie de partager aujourd'hui? 

Je préfère l'échange au partage. Il y a des choses qu'on ne partage pas, d'ailleurs. Et puis, dans le partage, on divise ; dans l'échange, on additionne. J'ai envie d'échanger sur les questions du devenir de la Terre, le monde après l'homme. J'aurai d'ailleurs l'occasion de le faire lors du colloque « L'humain qui vient », qui se tiendra au Fresnoy en novembre. J'y défendrai notamment l'idée que ces courants de pensée qu'on appelle aujourd'hui le post-humanisme ou le transhumanisme doivent rester une forme supérieure de l'humanisme parce qu'en fait, on ne peut pas échapper au fait que l'homme reste au centre de tout, même et surtout lorsqu'il fait une critique radicale de lui-même.

De quoi avez vous peur? 

Je crois que je n'ai peur que des gens qui ont peur. Il n'y a pas plus dangereux que les gens qui ont peur. Je les crois capables du pire. Ils déclenchent, sous d'autres formes différentes, l'équivalent de ce qu'ils redoutent. Il y a aussi des gens qui aiment avoir peur, se faire peur, comme dans les attractions de fête foraine. Je préfère ceux qui ont envie de rire, de se faire rire. Dans ces deux dépassements ou deux débordements de la conscience et de la maîtrise de soi, je préfère l'ivresse à la panique. 

Alain Fleischer, mercredi 24 juin 2020

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