Haut-fonctionnaire, ancien conseiller à la présidence de la République, David Kessler dirigea notamment France Culture avant d'être chargé de la stratégie et des contenus de Radio France.
"Je commence cette émission par un hommage collectif – mais aussi personnel : nous avons appris mardi la disparition soudaine, inattendue, de David Kessler, ancien directeur de France Culture.
Ce n’est pas le lieu ici de raconter l’homme et sa générosité (sa complexité aussi) ; cet étrange enchevêtrement de traits de caractères et d’attitudes avec les autres qui font la vie d’un être, être qui a profondément marqué cette chaîne (France Culture) et la plupart de ceux qui la font aujourd’hui. Chacun de nous rendra hommage à l’homme à sa façon, ou intimement dans son cœur, et cela doit, d’une certaine manière, rester privé.
Ce que l’on peut faire, en revanche, à l’antenne, dans cette émission, c’est revenir sur le parcours public de David Kessler et ce qui fut, finalement, son "œuvre". Ce n’était pas un journaliste, ni même véritablement un intellectuel ; il n’a pas, ou peu écrit, même s’il en a eu le désir. Il n’a pas fait de la radio, ni du cinéma, ni de la télévision – il a toujours été de l’autre côté des écrans, celui qui permet aux contenus culturels et audiovisuels d’exister – et de faire en sorte qu’ils soient les moins mauvais possibles.
Normalien, agrégé de philosophie, énarque, il fut un juriste engagé au Conseil d’État et on a pu oublier qu’il s’était opposé, par exemple, comme commissaire du gouvernement, à une laïcité trop rigide et à l’interdiction du foulard à l’école. Pour lui la laïcité n’interdit pas l’expression des différences ; au contraire, elle les tolère toutes.
Pour comprendre ses idées, il faut rappeler que David Kessler était une figure active du judaïsme libéral français. Un professeur de philosophie qui toujours tentait de défendre une exigence du discours et une exigence de l’argumentation.
Comme conseiller "culture et communication" du Premier ministre Lionel Jospin à Matignon, conseiller culturel du maire de Paris Bertrand Delanoë, puis conseiller "culture" du président de la République François Hollande, Kessler a enchaîné les postes politico-culturels (à gauche) sans affectation ni sectarisme, grand serviteur de l’État qui se méfie des égos et des divas – fort nombreux il est vrai dans ce petit monde de la culture et de l’audiovisuel parisien. De là un humour à la Saint-Simon, une ironie aussi à la House of cards : je crois que David Kessler n’était pas dupe ; il détestait les rapports de force ; et il savait mieux que quiconque le poids de la comédie, l’ampleur de la vanité, les jeux incertains des nominations et des décorations dans ce microcosme artistico-communicant-parisien. Alors, il en riait.
Si on tente de tracer une ligne pour expliquer sa pensée, on peut dire que David Kessler incarnait le modèle culturel français dans son idéalisme. Le cinéma américain devait financer la création française ; la télévision financer le cinéma ; la France mener un combat pour la diversité – c’était sa mission. Et pourtant, Kessler avait compris avant les autres que ce modèle avait atteint ses limites, que notre village audiovisuel gaulois risquait de s’isoler ; que la transition numérique imposait aussi une transition de notre politique culturelle.
L’autre idée centrale que je retiens de David Kessler, c’est le refus de toute séparation étanche, stricte, entre le secteur public et le secteur privé. Après avoir dirigé le Centre National du Cinéma, France 2 ou le CSA, il est parti dans le privé, aux Inrocks, au Huffington Post ou chez l’opérateur Orange, non pas pour "pantoufler", comme tant d’énarques, mais pour tenter de comprendre l’évolution des industries culturelles du côté des acteurs privés.
De là une pensée fluide et assez peu figée sur l’économie créative, le contraire même de bien des professionnels du secteur qui ne se remettent jamais en cause. David Kessler le faisait peut-être trop : tous les 3-4 ans, il changeait de poste, il changeait de vie. Cette succession de carrières, cette boulimie professionnelle cachait sans doute des lassitudes et des failles et l’a peut-être empêché de transformer en profondeur les entreprises, publiques comme privées, qu’il a dirigées ; c’est qu’il pensait au temps long, aux fondations du système culturel français plus qu’à ses épiphénomènes.
Dans son exposition incontournable "Faire son temps", actuellement au centre Pompidou, l’artiste Christian Boltanski évoque le "petit trait" qui sépare les dates de naissance et de mort d’un homme. 1959–2020, par exemple, pour David Kessler. Ce petit trait « – » entre ces deux dates, ce fut la vie de Kessler, si longue et si courte, multiple aussi jusque dans les affections et les abimes, imparfaite sans doute, mais qui représente également "une œuvre", à sa façon, celle qui demeure dans le souvenir de ses étudiants, de ses collaborateurs, des élus ou des professionnels de la culture et de la communication si nombreux à le regretter aujourd’hui. Et qui savent qu’il était du côté du "bien".
Un mot personnel pour finir. C’est David Kessler qui, à la tête de France Culture, avait voulu dédier une émission aux industries culturelles, aux médias et au numérique : "Masse Critique", devenu "Soft Power", que j’anime depuis presque quinze ans. "Soft Power" est aussi l’un de ses héritages, une partie de son œuvre en quelque sorte.
Au nom de France Culture et de toutes ses équipes, nous voulions rendre hommage ce soir à David Kessler, dont les funérailles auront lieu mardi, à 15h au cimetière du Montparnasse à Paris. "
Frédéric Martel
L'équipe
- Production