Gaïdz Minassian : Arméniens Le temps de la délivrance / La Revue des Études Arméniennes & France Culture Papiers N° 13
Cette année en Turquie le centenaire du génocide arménien sera recouvert par la célébration opportunément avancée d’un jour du centième anniversaire de la bataille des Dardanelles qui débuta le 25 avril 1915, soit un jour seulement après les premières arrestations des membres de l’élite arménienne dans la capitale, le 24 avril, qui marquent le début du massacre de masse planifié par l’État turc. Un détail de l’histoire de la Grande Guerre pour couvrir le premier génocide du XXème siècle, la manœuvre est grossière, elle s’inscrit dans la logique négationniste adoptée par la Turquie et elle trouve une résonnance paradoxale dans certaines approches historiographiques récentes de l’événement. Si l’histoire peut être instrumentalisée pour recouvrir la mémoire, la mémoire peut en revanche contribuer à entraver l’histoire comme recherche et comme récit fondateur d’une identité nationale qui s’insère dans le concert des autres nations et peuples. C’est le sens de la démarche de Gaïdz Minassian. Le temps de la délivrance , c’est le temps historique qu’il s’agit de retrouver au-delà d’un « passé qui ne passe pas » et d’une mémoire qui finalement perpétue cette caractéristique de l’histoire des Arméniens qui n’ont pratiquement jamais été les sujets de leur propre destin, même à l’époque des royaumes antiques et médiévaux, dont la souveraineté fut toujours menacée comme zone tampon entre puissances impériales rivales : romaine et perse, puis byzantine et ottomane, plus tard russe et turque. Retrouver le sens de l’histoire, renouer tous les fils de l’existence arménienne éclatée permettrait selon lui de remédier au blocage de l’histoire par la mémoire, suspendue hors du temps réel, nourrie de religion et de sentiment communautaire. « Le passé absorbe le présent et oblitère l’avenir » constate-t-il, et se réinsérer dans le cours du monde par-delà l’insistance de la mémoire du génocide, de la terrible litanie des massacres antérieurs comme de la sujétion aux différents impérialismes ne semble pas hors de portée à une communauté désormais dispersée en diaspora pour une grande part, et interconnectée à raison même dans le village global à partir de l’enclave nationale e t sa partie toujours disputée aux Azéris dans le Haut-Karabakh. Un retour au fil du temps historique qui ouvrirait la possibilité d’une histoire partagée avec les Turcs, dont la reconnaissance de la réalité des faits est la condition essentielle du travail de deuil.
« Les Arméniens portent en eux l’Arménie disparue » résume Vincent Duclert dans sa préface au livre de Gaïdz Minassian pour désigner « l’hyperpuissance de la mémoire sur l’identité nationale ». L’historien qui publie par ailleurs un livre sur la responsabilité de la France dans la disparition de l’Arménie plurimillénaire après le génocide, notamment par le traité de Lausanne en 1923, dont le renoncement à l’espoir d’un « foyer national » en Cilicie turque débouchera sur de nouveaux massacres des rescapés qui avaient cru dans la protection française, l’historien évoque ce peuple sans État ni avenir que l’écrivaine Zabel Essayan a emporté dans sa route vers le pays édifié dans le Caucase soviétique et jusque dans sa dernière marche vers la Sibérie des camps, comme beaucoup d’intellectuels arméniens victimes de la répression stalinienne. « Il faudra faire l’histoire de cette Arménie des songes – ajoute-t-il – dans laquelle repose un rêve partagé de justice et d’humanité ». Zabel Essayan a transcrit le témoignage d’un survivant, Hayg Toroyan, publié sous le titre « L’Agonie d’un peuple ». Le témoignage est une autre question importante de l’historiographie du génocide arménien. Elle est posée par Marc Nichanian dans un livre intitulé Le sujet de l’histoire. Vers une phénoménologie du survivant (Lignes), un ouvrage sur lequel je reviendrai la semaine prochaine, le 24 avril, journée officielle de la célébration du centenaire du génocide, ce sera vendredi, un ouvrage dont je voudrais dès à présent citer un propos qui résume à la fois l’ombre projetée du déni, de la forclusion, et le risque de répétition qu’il induit, ce qui s’est malheureusement vérifié à deux reprises au cours du XXème siècle : « C’est un événement passé, bien sûr. Mais c’est un événement passé à venir. Il est donc au futur antérieur. Il se sera passé. »
Jacques Munier
Du même auteur:
Le rêve brisé des Arméniens (Flammarion)
« A l'occasion du centenaire du génocide arménien en 1915, G. Minassian revient sur les origines du massacre au cours duquel 1.500.000 personnes furent tuées. Il reconstitue les événements à travers le parcours d'un groupes de jeunes Arméniens qui se sont battus pour la reconnaissance de leur identité et pour l'égalité entre les nationalités : Christapor Mikaelian, Roupen Ter Minassian, etc. ©Electre 2015 »
Marc Nichanian
Le sujet de l’histoire. Vers une phénoménologie du survivant (Lignes)
« Si le cœur de l’événement est l’élimination du témoin, il ne peut pas être question de témoigner de ce qui est arrivé au cœur de l’événement. En d’autres termes, il ne peut pas y avoir de relation humaniste à la Catastrophe. Et, inversement, aucun témoignage entendu en termes humanistes ne peut rendre compte de la Catastrophe. » Présentation de l’éditeur
Vincent Duclert
La France face au génocide des Arméniens (Fayard)
« En 1915, un événement – l’extermination des Arméniens ottomans – fait basculer le monde dans l’ère des tyrannies et des crimes de masse. Le traité de Lausanne signé avec la Turquie, huit ans plus tard, scelle la disparition de l’Arménie plurimillénaire, à l’exception de la Petite République des régions russes, soumise à la terreur stalinienne. Parmi les Alliés, la France porte une lourde responsabilité dans le premier génocide du XXe siècle et l’abandon des survivants.
Critiques d’une telle politique impériale, des savants, des écrivains, des intellectuels, des parlementaires et diplomates français, des hommes de foi, rejoints par leurs homologues belges et suisses, choisissent de défendre un devoir d’humanité. Dès la fin du XIXe siècle, ils s’engagent contre l’injustice des grands massacres qui se répètent dans l’Empire ottoman. À la suite de Séverine, Jaurès ou Anatole France, une majorité de dreyfusards se mobilisent. La solidarité devient une cause morale et politique majeure, débouchant sur la formation d’un large « parti arménophile ».
Dans cette étude passionnante, Vincent Duclert révèle l’histoire française de ce génocide tombé dans l’oubli. Il faudra attendre le 29 janvier 2001 pour que le Parlement, retrouvant la mémoire de ses engagements pour les Arméniens, adopte une loi de reconnaissance, tandis qu’intellectuels et historiens réinvestissent le champ de la connaissance du premier génocide. » Présentation de l’éditeur
Historien à l’École des hautes études en sciences sociales (CESPRA), Vincent Duclert est venu à l’étude du génocide des Arméniens par l’affaire Dreyfus, Jean Jaurès et la recherche sur les engagements démocratiques dont il est l’un des spécialistes.
Hamit Bozarslan, Vincent Duclert, Raymond H. Kévorkian
Comprendre le génocide des arméniens. 1915 à nos jours (Tallandier)
« 1915. Les Arméniens, parfaitement intégrés à l’Empire ottoman, sont systématiquement exterminés par les radicaux du gouvernement unioniste. Bilan : 1,3 million de victimes. Le XXe siècle des génocides a débuté. Au printemps 1915, la population arménienne ottomane est victime d’un génocide – arrestations massives, déportations et massacres – soigneusement planifié et exécuté par le parti au pouvoir à l’époque, le comité Union et Progrès. Longtemps contesté, le génocide des Arméniens ne fait plus aucun doute, mais souffre d’une méconnaissance publique qui découle d’un long oubli de l’événement durant une bonne partie du XXe siècle, du négationnisme de l’État turc qui répand le soupçon sur le travail des historiens et du désintérêt de l’opinion publique européenne trop éloignée. Pour le comprendre, accéder à sa connaissance précise et saisir ses enjeux actuels, trois historiens ont uni leur force pour concevoir, cent ans après, la première synthèse de grande ampleur sur le premier génocide du XXe siècle. » Présentation de l’éditeur
Historien et politologue, Hamit Bozarslan enseigne à l’EHESS et il est l’auteur d’une Histoire de la Turquie. De l’Empire à nos jours (Tallandier, 2011 ; Texto, 2015).
Vincent Duclert, historien et chercheur au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron, enseigne à l’EHESS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment sur l’affaire Dreyfus.
Raymond H. Kévorkian, historien, est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire moderne et contemporaine de l’Arménie.
Pinar Selek
Parce qu'ils sont arméniens (Liana Levi)
« Le génocide arménien a un siècle. Une page noire de l’histoire turque, toujours controversée, toujours taboue; un drame qui hante les esprits et les cœurs de génération en génération. Pinar Selek interroge son rapport à cet épisode et à la communauté victime. Au fil des souvenirs et des rencontres, elle raconte ce que signifie se construire en récitant des slogans qui proclament la supériorité nationale, en côtoyant des camarades craintifs et silencieux, en sillonnant Istanbul où les noms arméniens ont été effacés des enseignes, en militant dans des mouvements d’extrême gauche ayant intégré le déni. Au-delà de la question arménienne, ce témoignage sensible, engagé, parfois autocritique, dénonce les impasses de la violence et sonde les mutations de l’engagement collectif. » Présentation de l’éditeur
Pinar Selek, née à Istanbul, est sociologue, militante féministe et pacifiste, ses travaux portent sur les droits des minorités en Turquie.
« La Revue des Études Arméniennes est un recueil annuel de travaux originaux relatifs à l’Arménie et à la culture arménienne, des origines au XVIIIe s., dans le domaine des sciences humaines, historiques, philologiques, de la linguistique, de la littérature et des beaux-arts. »
Une revue fondée par E. Benveniste, H. Berbérian et G. Dumézil
http://poj.peeters-leuven.be/content.php?url=journal&journal_code=REA
A retrouver au fil des ondes, sur France Culture, la semaine spéciale consacrée à la mémoire du génocide arménien
http://www.franceculture.fr/blog-au-fil-des-ondes-2015-04-13-centenaire-du-genocide-armenien
Et dans France Culture papiers N°13 le documentaire de Marie Chartron et François Teste consacré à trois générations arméniennes en France, parmi les 60 000 rescapés débarqués à Marseille dans les années 20 pour s’installer dans l’hexagone.
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