Carol Mann : Chérubins et morveux. Bébés et layette à travers le temps (Pygmalion) / Revue **Hermès ** N° 62 Dossier Les jeux vidéo. Quand jouer c’est communiquer (CNRS Editions)


Carol Mann : Chérubins et morveux. Bébés et layette à travers le temps (Pygmalion)
Morveux mais aussi merdeux, pouilleux, teigneux et ce en toutes langues, avant le XIXème siècle le chérubin n’est pas de ce monde. Au siècle des Lumières le vocabulaire s’adoucit quelque peu. Condillac cite dans son Dictionnaire des synonymes : « bambin », « poupard » et « poupon » mais jusqu’à cette époque le bébé est considéré comme un être inachevé, une sorte de larve à l’égard de laquelle la tendresse ni à fortiori l’amour n’étaient de mise, signes d’une faiblesse toute féminine qui ne pouvait que nuire à son développement. Lequel était plutôt conçu comme un redressement, la nature imparfaite devant être corrigée, le crâne pétri par des bandeaux, le cou tendu par le bonnet, le filet sous la langue tranché d’un coup d’ongle, la bouche rincée au vin voire à l’eau-de-vie, le nez retouché pour lui donner la forme souhaitée au mépris du cartilage et rien à se mettre sous la gencive les premiers jours, on ignorait la valeur nutritive et prophylactique du colostrum et l’on préférait attendre la montée de lait pour mettre le nouveau-né au sein. Pour ceux qui en réchappaient le pire était à venir. Emmaillotés, c’est à dire sanglés dans des langes étroits et serrés des épaules jusqu’aux pieds, les bébés sont littéralement emballés comme des paquets hiver comme été, suspendus en hauteur pour échapper à la voracité des cochons ou des chiens et parfois abandonnés pour la journée pendant que parents ou nourrices sont aux champs. Rousseau a décrit ces bébés crucifiés : « Tous ceux qu’on a trouvé dans cette situation avaient le visage violet la poitrine fortement comprimée ne laissant pas circuler le sang, il remontait à la tête et l’on croyait le patient fort tranquille parce qu’il n’avait pas la force de crier ». Il est vrai que dans ces conditions, au moindre cri les bébés devaient quasiment exploser dans leurs langes et impossible de se consoler au pouce bien qu’en plein stade oral ! Je ne parle pas du stade anal, les démailloter étant toute une opération, sans compter la lessive, je vous laisse imaginer la macération dans les couches qui n’étaient pas enroulées entre les jambes mais autour, ce qui devait causer de terribles irritations. C’est ce que Carol Mann appelle l’empire du maillot, « le vêtement le plus tenace de l’histoire de l’humanité ».
Carol Mann étudie l’évolution des mentalités en étroite relation avec le vêtement, dans lequel elle voit une forme de « modelage social » (c’est peu de le dire). Elle évoque les coutumes liées à la naissance, le plus souvent considérée comme une délivrance, pas seulement pour la mère mais aussi pour l’enfant. La séparation est marquée par une série de rituels où le lien à la terre est manifesté par la déposition du bébé sur le sol, rappelant ainsi l’origine et la destination finale de tout individu, présentes dans le nom du premier homme, Adam, qui dérive du mot hébraïque qui désigne la terre, adama. Elle raconte qu’au Cameroun, où cette pratique est courante, une clinique implantée par une ONG a dû refaire sa salle d’accouchement en enlevant quelques dalles pour que les femmes, qui refusaient de s’y rendre, puissent y accomplir ce rituel. Ailleurs, il arrive qu’on dépose un peu de terre sur le nombril du nouveau-né. Son corps est scruté à la recherche d’indices, la date de sa naissance peut délivrer des présages : malheur à l’enfant né le vendredi, en particulier le Vendredi saint ou au mois de novembre, le mois des morts, ou encore au mois de mai qui rend idiot, ou à midi, parce qu’il aura toujours faim…
Les Lumières ouvrent au merdaillon la voie royale qui le mènera à l’ambivalente apothéose freudienne de l’enfant-roi. Placé au cœur des préoccupations pédagogiques et politiques du siècle, l’enfant devient un sujet philosophique et l’on va s’intéresser à lui dès ses débuts. L’emmaillotement devient notamment une question très débattue. Il se trouve par ailleurs que c’est une époque où les abandons se multiplient, ce qui semble pour le moins paradoxal. Carole Mann se demande s’il ne s’agit pas là d’un indice par défaut du nouveau soin porté à l’enfant, à celui ou ceux qu’on garde pour leur éviter les difficultés liées aux fratries trop nombreuses et elle en veut pour preuve les billets souvent poignants qui accompagnent le petit orphelin et révèlent des situations tragiques : « Je vous la laisse en bon état et je vous prie d’en avoir bien soin jusqu’à ce que j’aie gagné un lit pour me coucher car je couche par terre depuis que je suis sortie de chez vous et je suis devenue enflée de fièvre ». Le relâchement des mœurs et la pratique du libertinage à une époque sans contraception expliquent peut-être aussi cette recrudescence des abandons.
A la Révolution les nourrices prennent le pouvoir symbolique. Libérées des ci-devant qui monopolisaient leur potentiel laitier, elles deviennent le fer de lance du mouvement qui milite pour l’allaitement maternel, un acte militant qui va même prendre une valeur patriotique. Dans la profusion de journaux qui voient alors le jour on peut ainsi noter la parution du « Journal des mères de famille, entièrement consacré à celles qui se destinent à nourrir et élever leurs enfants dans l’ordre de la nature ». Jusqu’où vont se nicher les attendus du droit naturel ! Toujours est-il que la Révolution va augurer d’une réforme totale de l’attitude envers la petite enfance, que le XIXème siècle confirmera en adoptant l’invention du « baby » et de l’épingle de sûreté qui parachève le dispositif révolutionnaire de la couche-culotte et satisfait les soucis hygiénistes du temps.
Jacques Munier
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