Nicole Gaillard : Couples peints (Antipodes) / Revue Area N°27 Dossier Le couple à l’œuvre

A mesure que le couple acquiert un statut et une visibilité sociale qui déborde le domaine de la vie privée, et que la littérature s’en empare comme la scène bourgeoise de l’accomplissement personnel et du bonheur conjugal, ou au contraire des conflits, des manipulations et de l’exercice du pouvoir, le huis-clos de l’intimité matrimoniale devient objet de représentation dans la peinture. Le couple, qu’il soit légitime ou pas, occasionnel ou durable induit dans le caractère statique et muet de la peinture une forme de narrativité, parfois énigmatique ou elliptique, qui place le spectateur dans une position particulière, entre voyeurisme et contemplation mimétique et c’est cette relation qu’explore Nicole Gaillard. Elle observe qu’avec ces couples peints, saisis dans une vision réaliste, voire naturaliste, on a bien franchi le cap de l’idéalisation romantique. « Comment la représentation picturale absorbe et reflète la problématique complexe des relations entre l’homme et la femme, si présente dans le cours du XXème siècle », c’est la question qui anime son enquête et fait apparaître d’un seul tenant l’évolution dans les mœurs et celle de l’esthétique picturale. De Manet à Lucian Freud en passant par Degas, Vuillard, Bonnard, Vallotton, Matisse, Edvard Munch, Egon Schiele, Max Beckmann ou Edward Hopper, c’est un siècle d’histoire de la peinture qui défile sous nos yeux avec toutes les nuances, sentimentales ou désabusées, érotiques ou rassises, voluptueuses ou calmes de la relation d’un homme et d’une femme.
Chez Manet, c’est le caractère énigmatique qui domine, surtout avec des tableaux comme Dans la serre , qui représente un couple dans l’intimité d’une relation silencieuse où ce sont les mains posées sur le dossier d’un banc qui semblent dialoguer. L’homme debout mais incliné vers elle, le visage penché sur la jeune femme assise, paraît sur le point de s’adresser à elle, dans une expression concentrée, le regard attentif posé sur elle, l’esprit occupé par une pensée précise qui semble se répandre dans cet aparté intime. La femme, au contraire, a le regard perdu dans le vague qui dénote un retrait ou un détachement et caractérise souvent les femmes peintes par Manet. Lorsque le tableau fut exposé, un critique évoqua même « un air maussade », un regard comparable à celui d’un « homard vide » et Huysmans voit la jeune femme « engoncée et rêveuse ». Pourtant, dans son attitude de retrait statique, elle est incroyablement présente, et vivante d’une vie absente avec sa posture hiératique, la main abandonnée. Michael Fried, qui a consacré un beau livre au modernisme de Manet, estime que le peintre rompt avec une convention implicite en vigueur depuis le XVIIème siècle, qui prescrit de représenter les figures sur le mode de l’absorbement, de façon à donner au spectateur l’illusion d’une scène qui se déroule hors de sa présence, afin de produire un effet de réel. Par son recours à la frontalité et le rôle donné au regard, Manet subvertit cette règle, il ménage au spectateur, comme dans ce moment saisi Dans la serre , une place inconfortable et troublante, où celui-ci fait l’expérience d’une mise à distance à l’intérieur même de la représentation.
Il est vrai qu’à l’époque la peinture entretient des liens étroits avec la littérature et qu’un couple suggère immédiatement une histoire. Parfois le trait est forcé, comme dans * La haine de Félix Vallotton* .
Vallotton a peint de nombreux couples, comme des variations sur le thème de l’échec des relations de couple, du mensonge – c’est le titre d’un de ses tableaux – de la relation entre les sexes et du monde bourgeois qui lui sert de cadre. Le tableau que vous citez est particulièrement éloquent, c’est une scène de violente dispute engagée par une femme au visage déformé par la colère. Face à elle, l’homme est campé dans une attitude de dédain condescendant, comme en attendant que l’orage passe. Le couple est nu, on dirait seul au monde dans une absence totale de décor. C’est la version moderne d’Adam et Eve qui s’étripent dans un vaudeville. Là il faut peut-être chercher l’élément narratif dans le journal du peintre – je cite : « Qu’est-ce que l’homme a donc fait de si grave pour qu’il lui faille subir cette terrifiante « associée » qu’est la femme ? » On est loin des étonnants couples endormis de Lucian Freud, figés pour l’éternité dans la profondeur et la communauté du sommeil. On a changé d’époque et de registre. La peinture se pose à elle-même des questions de nature existentielle et le couple saisi dans un moment d’absence illustre le rôle nouveau qu’elle entend jouer dans l’ordre de la représentation. « Il y a une différence entre la réalité et la vérité – disait Lucian Freud – La vérité a une dimension de révélation ». C’est la question de l’aletheia, la vérité au sens grec de dévoilement, que Martin Heidegger a revisitée en lui donnant le statut d’un événement. En peinture, le couple a eu la force de représenter ce moment de vérité, parce que, comme le note Nicole Gaillard, il est difficile de décider si c’est le tableau qui enclot le couple ou le couple qui ferme l’espace autour de lui. « Ce qui manque dans le couple – disait Jacques Dutronc – c'est une loge, comme à la scène. »
Jacques Munier
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