Hamit Bozarslan : Le luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldûn (CNRS Editions) / Revue Socio N°2 Dossier Révolutions, contestations, indignations (Editions MSH)

Michel Seurat avait en son temps montré toute la pertinence et la fécondité des concepts mobilisés par Ibn Khaldûn pour décrire les sociétés du monde arabe, des concepts comme celui de l’asabiyya ou l’esprit de clan, qu’il avait appliqués à la réalité syrienne et au fonctionnement du pouvoir dans ce pays, des articles rassemblés dans un livre récemment réédité : L’État de barbarie. Aujourd’hui, Hamit Bozarslan relit à nouveaux frais l’œuvre de l’historien et précurseur de la sociologie du XIVème siècle pour étudier la dialectique du pouvoir et de sa contestation dans un contexte bouleversé par les printemps arabes, qui illustrent selon lui la conception cyclique de l’histoire développée par l’auteur du Livre des exemples . Conquête, soumission et domestication, puis exercice tyrannique du pouvoir constituent les trois phases d’une domination qui mène inexorablement à la chute, comme le montrent les cas des régimes de Ben Ali, de Kadhafi et de Moubarak.
Le luxe et la violence, ce binôme symbolise les attributs exclusifs du pouvoir pour s’imposer et se maintenir. Le pouvoir, nous dit Ibn Khaldûn, « de par sa nature exige le luxe », lequel est ici synonyme de richesse et de civilisation à la fois. C’est la contrepartie de la sujétion et des prélèvements opérés par l’État au bénéfice du prince, de sa puissance militaire et de sa souveraineté politique. « L’État transforme des impôts en culture » disait Bourdieu, qui ne se référait pas au contexte musulman. C’est l’ornement et la façade plaisante de la domination, laquelle ne consiste pas seulement à assurer la protection et la paix. « Mais qui va vous acheter des Mercedes et marier vos fils ? » s’exclamait Kadhafi, et le clan Assad, en Syrie, après avoir mis le pays en coupe réglée, redistribuait aux uns au détriment des autres, maintenant à ce prix la dépendance de tous.
« Les peuples épuisent leur souveraineté et leur existence de branche en branche et la conquête reprend souvent le flambeau tombé des mains de son conquérant ». La vision peu optimiste de l’histoire développée par Ibn Khaldûn décline une fatalité cyclique qui s’est illustrée sous nos yeux ces dernières années. La violence érige l’État, la coercition et la prédation qu’il exerce le condamnent à la destruction. Hamit Bozarslan rappelle que – je cite « l’embourgeoisement et l’esprit entrepreneurial prédateur des Ben Ali-Trablissi avaient coûté cher à l’économie tunisienne, en provoquant la perte de nombreux emplois », l’interventionnisme de la famille dans l’économie ayant poussé les classes moyennes dont l’horizon s’était refermé à pratiquer l’attentisme et à renâcler à s’engager dans l’activité économique pour éviter d’être spoliées. Une forme de résistance passive qui ne tardera pas à se transformer en contestation et l’on sait que la lame de fond qui emporta le régime s’était formée au sein de cette classe moyenne en partie fonctionnarisée.
En Libye, avec la prolifération des milices, la logique de clan, les allégeances tribales semblent avoir fait leur grand retour, sous une forme proche de la dissémination. L’État, la faible structure qui en tenait lieu, s’est effondré et le pays est livré à l’arbitraire des ambitions de puissance de petits groupes lourdement armés qui menacent de précipiter le pays dans le chaos. Il s’agit là d’une version frelatée de ce qu’Ibn Khaldûn avait défini comme l’asabiya, l’esprit de corps ou ce que Durkheim appelait la « solidarité mécanique » mais qu’il voyaient l’un et l’autre fonctionner à l’échelle d’une nation, voire d’un empire. Kadhafi qui a constamment joué son clan contre tous les autres, dont la garde prétorienne était entièrement constituée de mercenaires étrangers, par méfiance à l’égard de ses propres compatriotes, a créé la situation que nous voyons aujourd’hui.
Jacques Munier

Revue** Socio** N°2 Dossier Révolutions, contestations, indignations (Editions MSH)
Un gros dossier, avec notamment la contribution d’Olivier Roy sur le difficile processus de sécularisation de la politique dans des pays où l’opposition, depuis une trentaine d’années, est essentiellement représentée par des partis islamistes comme les Frères musulmans.
On revient aussi sur ce qu’on appelle désormais le mouvement des places, Tahrir, Puerta del Sol, Maidan
A signaler le débat Manuel Castells, Farhad Khosrokhavar, Alain Touraine, animé par Michel Wieviorka : « L'unité des grandes contestations contemporaines »
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