Christian Rosset : Éclaircies sur le terrain vague (L’Association) / Revue Le Pigeon N°1

À l’heure des réseaux sociaux et du numérique, comment expliquer le succès des albums de bande dessinée ? Même si la BD est partiellement passée sur le web, notamment au Japon et en Corée où cette part représente près d’un quart du marché, avec les mangas en particulier, la forme album semble beaucoup moins menacée que le livre par la lecture digitale. Sans parler des plus de 250 millions d’exemplaires vendus pour le seul Astérix, le devenir-numérique qui guette le livre semble pour l’instant épargner la bande dessinée. Il se peut que ça ait un rapport avec les premières émotions visuelles de notre enfance et le désir de les retrouver. Sans doute aussi avec le dispositif de la planche, son caractère esthétique qui s’accommode mal de la fragmentation et de l’écran qui limite la liberté du regard de parcourir les cases dans tous les sens – une liberté dont savent jouer les auteurs, alternant le modèle du « gaufrier » et les gros plans où les vignettes sortent du cadre, en attirant l’attention du lecteur vers une phase cruciale de l’action, voire en l’y faisant rentrer. Thierry Groensteen, qui a beaucoup écrit sur la bande dessinée, avait forgé le concept de « solidarité iconique » pour rendre compte du caractère « surdéterminé » des images du fait de leur coexistence et de leur articulation dans les dispositifs de la « suite », de la série ou de la séquence. Une chose est sûre, la lecture de la bande dessinée requiert une intervention mentale, une sorte de co-construction de la part du lecteur.
C’est sans doute pourquoi tout au long des textes rassemblés dans son livre Christian Rosset se tient à distance du discours « sur » la BD, lui préférant une manière de « frayer avec ». L’ouvrage est ponctué par les curieux, solitaires et insistants culs-de-lampe de David B, Jochen Gerner, Killofer ou Jean-Christophe Menu, pour ne citer qu’eux, comme une présence amicale et muette en forme d’assentiment. Des signes qui avec les dessins de Blutch, Fred, Florence Cestac ou Mandryka tirent le volume vers son univers d’origine, qui est aussi celui de la bande dessinée : l’imprimerie. Casse, caractère, bon à graver, bon à tirer, brochage, le livre sent bon sa typographie… Cette parenté de forme, l’auteur la revendique également au point de vue de l’approche adoptée, laissant tomber l’idée de « genre » pour lui préférer celle de la forme. Jean-Luc Nancy estimait dans le texte du catalogue d’une exposition sur Le Plaisir au dessin , pour laquelle le musée des Beaux-Arts de Lyon lui avait confié carte blanche, que « le dessin est l’ouverture de la forme ». C’est dans cette optique que la bande dessinée est traitée dans ces pages. Une image, une planche doivent pouvoir « tenir le mur », celui d’une salle d’exposition quelle qu’elle soit, en débordant l’espace de l’album, désorientant la lecture, mettant le narratif à distance, comme dans l’album de Blutch intitulé La Beauté , suite de dessins agencés – je cite « selon les lois mystérieuses d’un récit ouvert, n’ayant pas besoin du moindre mot, qui se déroule comme une série de rêves *arrêtés * ».
« Frayer avec » plutôt que discourir sur c’est aussi pour Christian Rosset retrouver les écrivains dans les parages du 9ème art. Pascal Quignard avec Fred et la mélancolie de son Naufragé du « A », ouverture de la suite des Aventures de Philémon , Blutch avec Rimbaud fixant des vertiges … L’auteur de Vitesse moderne , qui associe le mouvement à l’immobilité, crée un « effet de sidération » constitutif du dessin, lequel consiste souvent « à fixer le mouvement sans pour autant pétrifier les sensations qui s’en dégagent ». Et surtout l’inoubliable créateur du Concombre masqué , Mandryka avec Robert Pinget : je cite la nouvelle intitulée Les Concombres : « Il se gonflait, l’œil mi-clos, le pédoncule provoquant. Les concombresses en étaient folles. Il avait de ces façons de se glisser vers vous, de se frotter… Avec ça, des nervures énormes (…) Il n’y eut bientôt plus sur le marché de la petit ville balnéaire que des concombres (…) On en voyait partout. Ils grimpaient aux balcons, étouffant les capucines ; ils remplissaient les baignoires… »
« *Frayer avec * » parce que ce livre est aussi le fruit d’un long compagnonnage avec les auteurs de bande dessinée, au triple sens du terme compagnon : compagnon de route, compagnon du devoir dans l’artisanat d’art, compagnon de cœur. Nombreux sont les amis de l’auteur à déambuler dans ses pages, comme des personnages ramenés à leur figure essentielle. Trait pour trait , donc…
Jacques Munier

Revue** Le Pigeon** N°1
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Un pigeon voyageur et francophone qui colporte de la littérature-monde du Bénin au Québec en passant par la Tunisie, la France et la Belgique… Pour ceux qui aiment les nouvelles, ils seront servis par huit auteurs de langue française, une livraison confiée aux bons soins de Mélikah Abdelmoumen. En ouverture un entretien avec Dany Laferrière, le parrain de la publication, sur le rôle des revues dans la diffusion de la littérature-monde
Au sommaire : Éric Plamondon, Nicolas Ancion, Iman Bassalah, Patrice Lessard, Mathieu Picard, Ryad Assani-Razaki, Claire Legendre et le poète Roger Des Roches, ainsi que les artistes visuelles Mügluck et Louise Marois.
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