**Quentin Ravelli ** : La stratégie de la bactérie. Une enquête au cœur de l’industrie pharmaceutique (Seuil) / Revue Le Temps des Médias N°23 Dossier Santé à la une (Nouveau Monde)
Distilbène, Vioxx, hormone de croissance, Mediator, les scandales liés à l’industrie pharmaceutique défraient régulièrement la chronique et marquent à répétition l’histoire de la santé publique. À chaque fois on se focalise sur les pratiques condamnables ou les dysfonctionnements, sans s’interroger sur le système lui-même. Quentin Ravelli a mené une enquête au long cours dans l’une des plus importantes entreprises pharmaceutiques mondiales, le groupe Sanofi-Aventis, pour suivre la trajectoire commerciale, industrielle et scientifique d’un médicament banal, un antibiotique largement prescrit, la Pyostacine, qui génère dans l’entreprise le plus important chiffre d’affaires de tous les antibiotiques. Sa conclusion est que le fonctionnement normal de cette industrie est tout entier travaillé – je cite « par un double mouvement de piston entre santé et profit ». Et que du coup la marge est étroite entre dysfonctionnement et pratique habituelle.
Car ici, c’est le marketing qui gouverne. Pour réaliser de prodigieux bénéfices, même en temps de crise, l’industrie pharmaceutique s’appuie sur le système des brevets qui protège ses molécules et garantit un monopole commercial, ainsi que sur le remboursement des médicaments par la Sécurité sociale – et donc par nos impôts – et enfin sur les études de marché, nerf de la guerre économique que se livrent les entreprises concurrentes. Face à cela les considérations de santé publique semblent de peu de poids. Le sociologue l’a vite compris, au vu de la répartition des différents services au sein des bâtiments du siège social de l’entreprise. Au sommet, à proximité de la direction générale, les affaires publiques où travaillent les négociateurs chargés de convaincre les pouvoirs publics et les différentes agences, Afssaps, Haute Autorité de Santé ou ANMS – l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé – qui délivre la précieuse AMM, l’autorisation de mise sur le marché. Au rez-de-chaussée, à côté des spacieux halls d’entrée, et le nez sur le boulevard périphérique, les syndicats. Au premier, « parent pauvre de la famille commerciale », le service discret de la pharmacovigilance qui s’occupe du suivi des médicaments et de leurs effets secondaires éventuels. Et au cœur du dispositif, troisième étage, le marketing, coiffé au quatrième par la logistique et l’approvisionnement – seul point de contact avec les usines du groupe. Les services réglementaires et médicaux qui étudient les textes juridiques et coordonnent les essais cliniques se trouvent un étage au dessous du marketing qu’ils sont censés contrôler sans en partager toutefois le prestige.
Cela donne ou reflète une culture d’entreprise marquée par le déni du risque sanitaire. Les visiteurs médicaux, fantassins de l’industrie pharmaceutique, sont soumis à une double contrainte : l’injonction de vente et l’injonction réglementaire, mais c’est surtout la deuxième qui est perçue comme une contrainte. Quand il s’agit de convaincre les médecins d’adopter un nouveau médicament, ou un ancien médicament auquel on a trouvé de nouvelles indications, c’est l’étude de marché qui détermine la stratégie. C’était le cas du Mediator des laboratoires Servier, d’abord prescrit pour le diabète gras et ensuite commercialisé comme coupe-faim. De même la Pyostacine, au départ destinée à soigner les infections dermatologiques et qui a « grimpé » de la peau au poumon, le marché des infections respiratoires étant en forte expansion. Ce « tournant respiratoire » du médicament n’est pas tant dû à des expériences cliniques qu’au fait que, comme antibiotique, il peut élargir son domaine d’application. C’est donc au troisième étage que cette fructueuse conversion s’est décidée.
À cet étage, il ne fait pas bon parler des morts, on préfère parler entre soi de « cadavres dans le placard », lorsqu’on a eu vent d’effets secondaires définitifs. Si les questions se font trop insistantes, on est soupçonné – je cite « de bosser pour la CGT ». On relativise, tous les médicaments étant potentiellement susceptibles de produire des effets indésirables. Quentin Ravelli évoque le cas du Ketek, « promis au brillant avenir de blockbuster » et qui s’apprêtait à prendre la place de la Pyostacine dans le domaine des infections respiratoires mais bloqué aux États Unis et de là en Europe suite à quatre décès et une enquête ayant révélé des fraudes au cours des essais cliniques. Le médicament est toujours en circulation sans restrictions en Algérie ou au Mali. Et c’est toujours la même logique commerciale qui oriente les recherches vers des maladies considérées « rentables » au détriment des autres.
Jacques Munier
Revue Le Temps des Médias N°23 Dossier Santé à la une (Nouveau Monde)
http://www.nouveau-monde.net/livre/?GCOI=84736100307620&
Des Almanachs du XVIIIe siècle aux applications médicales des téléphones portables, comment la santé a-t-elle investi le champ des médias ? Où il est aussi question de scandales sanitaires impliquant l’industrie pharmaceutique : avant l’affaire du Distilbène et après celle du Stalinon, la tragédie, dans les années 50, de la Thalidomide, un tranquillisant pour les femmes enceintes est à l’origine de milliers de naissances d’enfants atteints de graves malformations
Au sommaire :
• Présentation (Pascale Mansier, Cécile Méadel, Claire Sécail) • Le mélange des genres dans les almanachs du xviiie siècle (Jean-François Viaud) • Les pharmaciens et la médiatisation de la spécialité au xixe siècle (Nicolas Sueur) • Médecins et malades dans la caricature (1830-1944) (Hélène Duccini) • Le Bulletin de l'Association française des femmes médecins (1929-1940) (Carole Carribon) • La consommation de cannabis au prisme du cinéma (Erwan Pointeau Lagadec) • mHealth : l’information de santé ubique ? (Marine Al Dahdah) • Les périodiques littéraires et la campagne de La Condamine en faveur de l’inoculation contre la petite vérole (Yasmine Marcil) • Le traitement journalistique de la pandémie de grippe « russe » (Frédéric Vagneron) • L’affaire de la thalidomide à la TV française à partir du procès de Liège (Claire Sécail) • L’affaire Balland : retour sur une polémique (Thierry Lefebvre) • La grippe H1N1 : connaissances et échanges électroniques (Cécile Méadel) • S’informer via des médias sociaux de santé : quelle place pour les experts ? (Céline Paganelli, Viviane Clavier) • Le rôle d’Internet dans la construction des risques relatifs à la consommation détournée de médicaments par des jeunes adultes québécois (Christine Thoër, Michelle Robitaille) • La médiatisation des questions de santé en Algérie (Aïssa Merah) • L’appropriation de l’information médiatique au sujet de la prévention et du dépistage des cancers (Joëlle Kivits, Maël Hanique, Béatrice Jacques, Lise Renaud)
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