écile Vidal (ss. dir.) Français ? La nation en débat entre colonies et métropole, XVIe-XIXe siècle (Éditions EHESS) / Revue Annales avril-juin 2014 Dossier Souveraineté et territoire (XIXe-XXe siècle)
En 1946, le citoyen français et député du Sénégal Léopold Sédar Senghor citait devant l’Assemblée nationale constituante le décret de 1794 qui avait mis fin à l’esclavage dans la Caraïbe : « La Convention décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. » Le vif débat qui s’ensuivit opposa les partisans d’une France qui sache reconnaître à la fois l’égalité et la diversité, notamment en matière de droits politiques, et ceux qui dans la ligne du Code de l’indigénat, en Algérie notamment, considéraient que les musulmans étaient des nationaux ou des sujets français, mais pas des citoyens français. Ils craignaient leur poids démographique et estimaient, par exemple, que des personnes polygames ne devaient pas voter pour des lois françaises relatives à la famille. S’il contribua à convaincre l’Assemblée nationale d’abroger la distance entre sujet et citoyen dans les colonies et de dessiner les contours d’une citoyenneté française plus inclusive, Léopold Sédar Senghor ne parvint pas à réduire l’extrême variété des statuts juridiques des différentes composantes de la France d’outre-mer, ni à empêcher la dilution du droit de vote des nouveaux citoyens. Et c’est le paradigme de l’attitude française en Algérie qui finit par prévaloir : les affaires civiles devaient continuer à relever du droit coutumier, en l’occurrence la loi islamique.
Comme l’indique Frederick Cooper dans sa postface, « la plupart des Français impliqués dans les débats sur ce qui constitue l’identité nationale aujourd’hui ne se souviennent pas que la Constitution française de 1946 (ainsi que celle de 1958) a reconnu explicitement qu’on pouvait être français de différentes façons ». Cette dialectique complexe entre l’inclusion et l’exclusion procède de ce qu’il désigne comme « un long débat » et tout l’intérêt de l’ouvrage coordonné par Cécile Vidal est d’éclairer sur la durée les origines lointaines des problèmes actuels d’exclusion et de discrimination en montrant l’importance et les difficultés pour les populations colonisées de se revendiquer français sous la monarchie, l’empire ou la république. C’est au XVIIIe que la nation prend son sens politique actuel, selon le mot de Madame de Staël qui y voyait « la découverte » propre à ce siècle mais le mot est utilisé dans son acception moderne dès le XVIe siècle. Au Moyen Âge le terme désignait les différentes communautés d’étrangers réunies au sein d’une université, d’une foire, d’un lieu de tournoi ou de fête, constituant ainsi l’une des catégories de la différence. « L’identité – souligne Cécile Vidal – est le résultat d’une négociation entre deux positions : celle qui est assignée par autrui et celle dans laquelle on se place soi-même au sein des réseaux sociaux ». Et comme le montrent les contributions à cet ouvrage collectif, c’est dans les marges coloniales que le fait d’être ou non reconnu en droit comme français prit une acuité nouvelle, imposant dans les débats et conflits les catégories de nation, de race et d’ethnicité. La rhétorique de l’identité française est alors utilisée par des colons qui cherchent à obtenir quelque chose – une reconnaissance de la part du gouvernement français, davantage d’autonomie ou une protection contre des rivaux – ou, comme au Canada, en Louisiane et à Saint-Domingue, pour exprimer les doléances de ceux qui avaient perdu leur nationalité du fait de la cession de leur territoire de résidence à un autre Etat-nation sans consultation de la population locale. En retour, ces demandes qui pouvaient émaner de communautés métissées amenèrent les autorités politiques et religieuses à réifier l’identité française en précisant les traits du profil idéal du Français.
Jacques Munier
Revue** Annales** avril-juin 2014 Dossier Souveraineté et territoire (XIXe-XXe siècle)
Un dossier très complémentaire à l’ouvrage dirigé par Cécile Vidal : le territoire, c’est l’autre élément de la définition de la nation et le fondement de sa souveraineté. Plusieurs cas de figure sont analysés dans cette livraison de la revue. Isabelle Surun étudie la construction juridique de la souveraineté coloniale à travers un corpus de traités conclus entre représentants de l’autorité coloniale française et chefs d’Etat africains au XIXe siècle jusqu’à l’invention du protectorat. Geneviève Verdo analyse les formes alternatives au modèle de l’Etat-nation qui se mettent en place en Amérique latine après les indépendances, notamment dans le cas de la république de Cordoba dans ce qui allait devenir l’Argentine. Sabine Dullin examine comment, sur les confins des anciens empires de l’Europe orientale, en pleine crise de la souveraineté territoriale que la guerre et la révolution ont provoquée, les autorités soviétiques inventent une notion nouvelle de frontière, détournée par une logique de contrôle des interactions et des passages. Mais les populations ne sont pas dupes, comme en témoigne cette chanson qu’on peut entendre dans les forêts et marais biélorusses à l’issue de la guerre russo-polonaise : « Qu’est-ce que j’entends et qu’est-ce que je vois ? Vlà Trotski perché sur un toit / Qui braille comme ça au populo / « La liberté tu l’as dans le dos ! »
Au sommaire
Nicolas Barreyre et Geneviève Verdo
Souveraineté et territoire : enjeux et perspectives
Isabelle Surun
Une souveraineté à l’encre sympathique ?
Souveraineté autochtone et appropriations territoriales dans les traités franco-africains au XIXe siècle
Geneviève Verdo
L’organisation des souverainetés provinciales dans l’Amérique indépendante
Le cas de la république de Córdoba, 1776-1827
Sabine Dullin
L’entre-voisins en période de transition étatique (1917-1924)
La frontière épaisse des bolcheviks à l’Est de l’Europe
Nathalie Clayer
Les espaces locaux de la construction étatique à l’aune du cas albanais (1920-1939)
Nicolas Barreyre
Les échelles de la monnaie
Souveraineté monétaire et spatialisation de la politique américaine après la guerre de Sécession
Aumône et sorcellerie au Sénégal
Julien Bondaz et Julien Bonhomme
Don, sacrifice et sorcellerie
L’économie morale de l’aumône au Sénégal
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