Jean Starobinski : Interrogatoire du masque (Galilée) / Revue **La Faute à Rousseau ** – Revue de l’autobiographie N°69 Dossier Généalogies

« Carnaval est mort. Mais tout est plein de masques. » L’intérêt de Jean Starobinski pour la valeur symbolique et anthropologique des masques est paradoxalement venu de sa fréquentation des moralistes français, qui leur opposaient l’exigence de sincérité. « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés » affirmait La Rochefoucauld. Ce masque ordinaire qui se confond avec la réalité nue n’est plus décelable que sous la forme du « soupçon », celui de la dissimulation ou du mensonge. « Entre la vérité d’un personnage et les traits de sa physionomie – constate alors l’écrivain – nous ne parvenons plus à établir ce rapport de réciprocité qui nous permettrait de lire un visage… Tel est notre masque : non plus quelque chose que nous surajoutons à nous-mêmes, mais une partie de nous-mêmes où nous ne sommes plus. »
Mais une nuance est apparue dans le tableau qui a corrigé cette optique, c’est l’autodérision pratiquée par de nombreux poètes et artistes pour exprimer leurs audaces ou leurs savants délires « par voie oblique, en prenant le masque ». L’attitude reconduit alors au sentiment de liberté qui éclate dans le Carnaval. Là, observe l’auteur, « nous nous délivrons de notre visage, en le reniant derrière le masque », voire même « nous reconnaissons qu’une réalité inconnue (…) a pris corps soudain – en nous, hors de nous, qui saurait le dire ? » Le caractère factice rejoint ici une authenticité plus profonde. L’érotisme subtil de la femme masquée dans la littérature libertine fait également signe vers cette profondeur dérobée. Le loup vénitien, fragile obstacle, demi-masque qui « figure, dans l’attirail galant à côté de l’éventail et de la mouche » autorise en retour la liberté du regard plongeant sur une épaule ou une gorge. Qui a dit : « Le rien embellit ce qui est » ?
C’est là sans doute que réside le point commun imperceptible entre tous les masques, ce double pouvoir de simulation et de dissimulation que Jean Starobinski désigne comme un « vecteur de puissance » à cause de la faculté, de l’ambition foncièrement humaine qu’il permet de réaliser, « celle de *se faire être * ». Les anthropologues emploient le terme d’« embrayeur de puissance ». Masques japonais, qui ont élevé au plus haut l’art du portrait, masques grimaçants d’exorcisme ou de pantomime en Asie, masques eskimos qui évoquent l’éclat mat de la neige ou, légèrement teintés, « la lueur de l’aurore sur les étendues de glace », masques guerriers ou totémiques des Indiens d’Amérique, ils sont, comme les somptueux masques africains, des condensateurs des énergies collectives dont l’homme a peuplé le monde et qui lui reviennent sous forme de fluides ou de présences.
Le masque est un attribut de la scène, qu’elle soit rituelle ou théâtrale. Ces deux aspects se trouvaient rassemblés en Grèce ancienne, dont le théâtre est une forme de liturgie, empruntant ses thèmes à la mythologie et se produisant dans le cadre rituel des fêtes à Dionysos. Cette double caractéristique place le masque dans l’orbite d’un vertige, celui concrètement pour l’acteur de paraître en disparaissant, d’être subitement investi par la puissance d’un rôle mythique, et de pouvoir observer les émotions qu’il déclenche chez les spectateurs sans rien livrer des siennes propres. Dans le théâtre grec le masque comique présente la même forme de stylisation du visage que le masque tragique, mais inversée. Les lignes expressives – observe Georges Buraud, l’auteur d’un autre livre de référence sur le sujet – changent de direction, « elles s’abaissent en oblique et se tordent en une grimace violente, bouffonne » inscrivant sur la face – je cite « un éclat de rire explosif qui met en miettes l’univers sagement construit des légistes et des philosophes ». Sur la scène des Dionysies, le masque avait en outre la fonction technique d’amplifier la voix.
« La présence du masque – conclut Jean Starobinski – si fréquente et dans de si nombreuses cultures, atteste qu’il est, comme le langage articulé, l’une des manifestations révélatrices de la condition humaine. »
Jacques Munier
Revue La Faute à Rousseau – Revue de l’autobiographie N°69 Dossier Généalogies
Autour de la grande affaire de Jean Starobinski : le cas Rousseau, juge de Jean-Jacques – qui donc porte le masque ?
La Revue de l’APA, l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique
« Le cercle de l’autobiographie recoupe celui de la généalogie », qui aujourd’hui « constitue plus qu’un passe-temps, c’est une passion qui touche de plus en plus de personnes »
Un dossier qui commence par remonter le temps jusqu’aux mémorialistes de l’Ancien Régime et aux auteurs de « livres de raison », et passe par les parcours généalogiques racontés par les écrivains (Yourcenar, Modiano, Pérec…)
Une revue retrouver sur le site d’Ent’revues , avec l’interview de Philippe Lejeune, directeur de La Faute à Rousseau , où l’on apprend comment est venue l’idée du titre de la revue : « Notre numéro zéro, photocopié, avait pour titre Pour l’autobiographie . C’était clair, mais plat. Notre ami Philippe Artières a proposé La Faute à Rousseau . Adopté ! C’est une allusion à la chanson de Gavroche dans les Misérables, et ça veut dire, bien sûr, que l’autobiographie c’est la faute à Rousseau, à cause des Confessions. Double clin d’œil, qui peut égarer. On nous prend parfois pour une revue « dix-huitièmiste »
http://www.entrevues.org/gros-plan/faute-rousseau-revue-lautobiographie/
Et dans La Revue des revues N°53

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