Jean Starobinski : L’Encre de la mélancolie (Seuil) / Revue Critique N°791 Dossier Le beau triptyque de Jean Starobinski


« Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour », disait La Rochefoucauld et André Gide avait observé durant la guerre de 14 que le langage des journalistes, qui n’avaient pas été au front, avait fourni les clichés utilisés par les soldats pour décrire leurs émotions. L’histoire des sentiments et des mentalités est tributaire des formes, verbales ou artistiques, dans lesquelles ils se sont exprimés et l’on ne peut les saisir que pour autant qu’ils se soient désignés. Jean Starobinski en conclut que cette histoire « ne peut être autre chose que l’histoire des mots dans lesquels l’émotion s’est énoncée ». C’est donc autant en philologue qu’en historien qu’il aborde cette « sémantique historique ». Et pourtant L’Encre de la mélancolie, qui est un recueil de textes s’échelonnant sur toute une vie, ce qui indique la constance d’une interrogation, s’ouvre sur sa thèse de médecine, soutenue en 1960 à l’université de Lausanne et qui s’intitule Histoire du traitement de la mélancolie. L’objet d’étude de l’aspirant psychiatre, envisagé sous l’angle thérapeutique et clinique, le renvoyait à sa nature d’entité nosographique et bien peu littéraire, au point que les psychiatres dès le XIXème siècle ne voulaient plus entendre parler de mélancolie, un terme passé dans le langage courant, trop connoté culturellement et jugé « vague », pour finir par lui préférer celui de « dépression », à l’exception notable de Freud, dont on connaît le goût pour la littérature et le profit qu’il a su en tirer pour la connaissance de l’âme. C’est une attitude comparable qui est celle du jeune Starobinski dans sa thèse et s’il y est aussi question de « traitement », c’est d’abord une histoire des conceptions philosophiques et littéraires de la mélancolie qui contribue à définir son sujet, d’Aristote à Marsile Ficin en passant par Hildegarde de Bingen. Et au fil des différents textes qui composent le livre, c’est bien le traitement littéraire et poétique de la mélancolie que l’on retrouve, chez Hoffmann, Kierkegaard, Baudelaire, Cervantès, Pierre Jean Jouve ou Yves Bonnefoy. Une question lancinante parcourt l’ensemble composite mais remarquablement articulé de ces analyses : la souffrance a-t-elle un sens ?
On pourrait retourner à L’Encre de la mélancolie ce que Starobinski dit du grand œuvre de Robert Burton publié en 1621, Anatomie de la mélancolie, qu’il « se présente comme le livre d’un lecteur qui a ouvert une infinité de livres pour composer le sien, puis pour le dilater et le compléter ». Le thème de l’encre noire, métaphore littéraire de la bile qui noie de l’intérieur le mélancolique mais qui peut être aussi l’instrument de sa guérison et l’expression de son génie, comme l’avance déjà Aristote, ce thème constitue l’autre fil, rouge ou noir, qui ourle ces différents essais. On trouve parmi les objets et instruments dispersés de la gravure de Dürer Melencolia I un encrier et Quevedo joue sur la même image lorsqu’il pousse la complainte : « les astres… me laissèrent une telle infortune qu’elle pourrait servir d’encre tant elle noire. » Jean Starobinski rappelle que « dans le bestiaire légendaire, la seiche sécrète l’encre et le désespoir, confondus en une même noirceur » et que « Nietzsche, de son propre aveu, y a trempé la plume pour écrire Par delà le bien et le mal ». Mais c’est dans un poème de Charles d’Orléans qu’il trouve l’expression la plus explicite de cette relation labyrinthique entre l’écriture et la mélancolie, entre l’encre et la bile noire, entre le désespoir et sa sublimation dans l’œuvre : ici c’est à l’imaginaire de la profondeur que le poète puise l’eau d’espoir, « d’elle tire mon encre… Mais fortune vient mon papier déchirer/ Et tout jette par sa grande félonie / au puits profond de ma mélancolie ». Retour à la case départ, comme dans le labyrinthe, mais dans ce mouvement apparemment vain un dépôt, un reste même lacéré subsiste que l’on a sous les yeux, le rondeau du poète. « Ecrire – commente Starobinski – c’est former sur la page blanche des signes qui ne deviennent lisibles que parce qu’ils sont de l’espoir assombri, c’est monnayer l’absence d’avenir en une multiplicité de vocables distincts, c’est transformer l’impossibilité de vivre en possibilité de dire. » Et l’on peut ajouter qu’en témoignant de l’échec de l’écriture – son papier déchiré qui retombe au fond du puits – le poète a malgré tout accompli le poème, et que privé d’espoir, il est parvenu à restituer au présent sa dimension d’avenir. Jean Starobinski relève aussi que cinq siècles avant l’analyse existentielle du psychiatre Ludwig Binswanger, la Daseinsanalyse inspirée de la phénoménologie de Husserl et Heidegger, le poète du XVème siècle avait eu l’intuition de la structure de la mélancolie, éminemment liée à la temporalité : incapable de se projeter dans l’avenir, « le mélancolique voit s’effondrer le fondement même de son présent ».
Es linda cosa esperar – c’est une belle chose que d’attendre « los sucesos » - les aventures - en traversant les montagnes, en fouillant les forêts », dit Sancho Panza à sa femme Juana, malgré le maigre profit qu’il a tiré des dites « aventures ». Chez Cervantès, c’est l’événement qui ouvre la possibilité d’une cure, ou d’une déception, et dans les deux cas d’une relance de l’attente. Dans ses méandres, la mélancolie sait ménager des moments de répit, histoire de se refaire. En attendant le retour de Sancho parti en messager de l’amour vers Dulcinée, Don Quichotte, nous dit Jean Starobinski, accomplit des gestes littéraires : « Ainsi passait-il le temps soit à se promener dans la prairie, soit à écrire et à tracer sur l’écorce des arbres ou sur le sable même une foule de vers, tous accommodés à sa tristesse… Tantôt l’amoureux chevalier occupait ainsi ses loisirs, tantôt il soupirait, appelait les faunes et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, la plaintive et vaporeuse Echo, les conjurant de l’entendre, de lui répondre et de le consoler tantôt il cherchait quelques herbes nourrissantes pour soutenir sa vie, en attendant le retour de Sancho. Et si, au lieur de tarder trois jours à revenir, celui-ci eût tardé trois semaines, le chevalier à la Triste-Figure serait resté si défiguré qu’il n’eut pas été reconnu de la mère même qui l’avait mis au monde. »
L’attente, comme l’une des figures de la mélancolie. Le héros de Cervantès incarne la médiane entre le délire maniaco-dépressif et l’ironie romantique du désenchantement.
Jacques Munier
A lire aussi :
Marie-Claude Lambotte : Le discours mélancolique. De la phénoménologie à la métapsychologie (Erès)

Revue Critique N°791 Dossier Le beau triptyque de Jean Starobinski
Les lecteurs de Jean Starobinski attendaient impatiemment ces livres annoncés et toujours remis sur le métier. Les voici : L’Encre de la mélancolie (aux Éditions du Seuil) ; Diderot, un diable de ramage et Accuser et Séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau (tous deux aux Éditions Gallimard).
Trois auteurs familiers aux lecteurs de Critique saluent ce brillant et savant feu d’artifice. Yves Hersant, qui s’est lui-même beaucoup intéressé à l’atrabile, commente pour nous le premier. Jean-Claude Bonnet, fin lecteur de « ce diable de Diderot », dialogue avec l’insaisissable Denis, tel que Jean Starobinski le fait revivre. Martin Rueff, qui enseigne la littérature du XVIIIe siècle sur les bords du lac de Genève, retrace, depuis La Transparence et l’Obstacle jusqu’au recueil récent, une vie critique passée à l’écoute de Jean-Jacques.
Sur les bords du même lac, Jean Starobinski nous a accordé un entretien qu’a recueilli Patrizia Lombardo. Il y commente ses ouvrages, son « faire » critique ; il évoque ses
« maîtres » et parle de ses projets.
Critique lui avait en 2004 consacré un numéro spécial (n° 687-688). Nous sommes heureux, à l’occasion de ce beau triptyque, de prolonger la fête.
Présentation de l’éditeur
Sommaire
Yves HERSANT : Poétique mélancolique
(Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie)
Jean-Claude BONNET : Ce diable de Diderot
(Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage)
Martin RUEFF : Ethos et logos. La parole de Rousseau dans l’œuvre de Jean Starobinski
(Jean Starobinski, Accuser et Séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau)
ENTRETIEN
Jean STAROBINSKI : Le devoir d’écouter
Entretien réalisé par Patrizia Lombardo
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