Fethi Benslama : La guerre des subjectivités en islam (Lignes) / Revue Sociologie 2014 N°1 Dossier Sociologie de l’islamophobie (PUF)
Tiraillé entre l’empire de la raison et la loi de Dieu, le sujet musulman est clivé, ce qui devrait en principe en faire un bon candidat au divan du psychanalyste mais Fethi Benslama, qui a jadis consacré un livre à cette question sous le titre La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam relève une « difficulté » que Freud lui-même avait évoquée d’un mot dans son *Moïse * : la « paternité » divine est étrangère au système de représentation de l’islam, et de ce fait, des pans entiers de la psychanalyse freudienne et lacanienne s’effondrent. Il n’en demeure pas moins que la vie psychique est une donnée universelle, contrairement à la thèse combattue dans ce livre selon laquelle l’islam opposerait à la notion de sujet un système holiste où la dimension de la subjectivité individuelle s’effacerait au profit du collectif.
Et ce n’est pas tout : frappé par la montée en puissance du phénomène des attentats-suicide et des guerres internes au monde musulman, notamment entre sunnites et chiites, ou entre réformistes et fondamentalistes, Fethi Benslama constate que ce clivage entre la réalité du monde et une interprétation fixiste de la parole de Dieu prend les allures d’une véritable faille. « Il y a une guerre civile dans l’islam dont l’objet est le musulman lui-même » observe-t-il. Il souligne que la pratique des attentats-suicide est récente, qu’on ne lui connaît pas de précédent de cette ampleur dans toute l’histoire de l’islam, et que par exemple, malgré la brutalité du régime colonial en Algérie, jamais le FLN n’a eu recours à cette forme de résistance autodestructrice. C’est pourquoi il analyse le phénomène comme une forme d’aboutissement dramatique plutôt que de retour aux sources, et cela s’applique également aux guerres internes à l’islam, à la vogue du djihad ou à la manie des fatwas, dont il nous apprend que certains sites web proposent même des « distributeurs automatiques » !
Cette « guerre des subjectivités », devenue selon lui « la condition générale de la vie psychique des musulmans entre eux et à l’égard d’eux-mêmes », trouverait son origine dans l’effondrement tectonique causé par toute une série d’événements : irruption de la modernité et des Lumières dans l’univers arabo-musulman, le plus souvent avec l’appui des canonnières, domination et aliénation coloniale, et par-dessus-tout l’abolition du Califat après la désagrégation de l’empire ottoman, ressenti par les masses musulmanes comme une véritable catastrophe, les séparant littéralement du lien direct à la réalité de la révélation dans l’élément de cette institution théologico-politique. Il faut ajouter que la ligne de faille ouverte par ces événements passait aussi à l’intérieur de la société musulmane, en créant un fossé entre le peuple et les élites éclairées favorables aux idées modernes, notamment à la distinction des domaines respectifs de la religion d’un côté et de la société de l’autre – soit la loi civile, la politique et l’éducation. Comme un retour du refoulé les thèmes du califat et de la charia s’imposent aujourd’hui dans le vocabulaire des forces politiques issues des « printemps arabes ».
Pour illustrer la force du clivage qui affecte la conscience du musulman, et l’étendue du déni de réalité qui lui ouvre la voie, Fethi Benslama rappelle cet épisode de l’expédition en Egypte, prélude aux conquêtes coloniales, où Bonaparte s’adressant à une assemblée de dignitaires religieux rend hommage dans son discours à la grandeur de la civilisation arabo-musulmane et à son apport décisif aux sciences et aux arts – et l’on peut ajouter, comme le fait l’auteur, sa contribution à la question philosophique du rapport entre foi et raison telle qu’Averroès et d’autres l’avaient traitée. Mais ajoute Bonaparte, il ne reste plus rien des connaissances de ces ancêtres et ses interlocuteurs sont retombés dans une profonde ignorance. Faux, répond l’un des cheikhs présents, il nous reste le Coran qui contient toutes les connaissances. Le général lui demande alors si le Coran enseigne à fondre le canon. Oui, rétorquent comme un seul homme tous les religieux.
Jacques Munier
Revue **Sociologie ** 2014 N°1 Dossier Sociologie de l’islamophobie (PUF)
Numéro spécial coordonné par Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, qui font un constat alarmant : l’islamophobie est en constante augmentation et le phénomène se révèle très sensible à l’agenda médiatique et politique. Ainsi un pic est clairement identifiable en 2004 au moment des travaux très médiatisés de la commission Stasi qui ont débouché sur la loi interdisant les signes religieux à l’école, ou en 2009 (controverses sur l’interdiction du voile et intégral et lancement du débat sur l’identité nationale)
Julien Beaugé et Abdellali Hajjat : le cas du Haut Conseil à l’intégration
L’islamophobie d’Oriana Fallaci et son impact dans les débats intellectuels en France (Bruno Cousin et Tommaso Vitale)
Valérie Amiraux : conditions de l’engagement citoyen des musulmans vivant en France
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