Céline Roux : La juge de trente ans (Seuil) / Revue Crime, Histoire et Sociétés 2014, Vol.18 N°1 (Droz)

Davantage encore qu’un témoignage personnel, ce livre propose une réflexion sociologique, éthique et du point de vue du genre sur le métier de juge. Pour différentes raisons, la profession s’est beaucoup féminisée, même si la hiérarchie est demeurée très masculine. Céline Roux évoque un sentiment de déclassement qui affecterait l’idée qu’on se fait du métier, un rapport coût/avantages devenu défavorable lorsqu’on met en regard formation, responsabilités, conditions de travail d’un côté, et rémunération, statut social, opportunités de carrière de l’autre. « Aux fils brillants, on conseillera de devenir avocat – avance-t-elle – Aux filles brillantes, si elles n’ont pas trop d’ambition mais plutôt des velléités de vie familiale, on concédera plus facilement une vocation de magistrat. »
Cette féminisation n’est évidemment pas sans conséquences, surtout lorsque s’ajoute la jeunesse de celles qui représentent aujourd’hui 80% des diplômés de l’École nationale de la magistrature et près de 60% des juges. « L’allure jeune et féminine du juge agace autant qu’elle séduit » note la « jafette », sobriquet pas forcément bienveillant de la juge aux affaires familiales fraîchement émoulue de l’ENM. Céline Roux nous dit veiller à la sobriété de ses tenues, à la « moralité » de ses relations dans la vie privée et elle cite le cas d’une collègue ayant verrouillé l’accès à ses profils et images sur les réseaux sociaux, de peur que ne se mette à circuler une photo de la juge en maillot de bain… Il est vrai que dans certains cas et dans l’esprit de certains justiciables l’autorité et la légitimité de la fonction peuvent souffrir de cette féminisation ou de cette jeunesse, les prévenus étant majoritairement des hommes, et l’auteure admet que « les compositions d’audience purement féminines sont gênantes », ce qui est loin d’être rare. Quand il s’agit d’affaires familiales, elle se demande si un homme ne se sent pas d’emblée en position d’accusé face à une femme. Mais en audience de cabinet, loin des prétoires, là où en habits civils, parfois sans greffier et « sans fard », il s’agit d’établir le dialogue, le fait d’être une femme peut instaurer la confiance, comme dans le cas de ce mineur terrorisé avant de voir la juge et qu’un détail avait finalement détendu : deux pieds chaussés de ballerines roses sous son bureau. « Soulagement, relâchement du thorax, déblocage de la parole », commente Céline Roux.
« Être juge, c’est souvent être spectateur d’une chute, témoin des bassesses, explorateur des limites, réceptacle du malheur » observe-t-elle. Le visage le plus répandu de cette souffrance est économique. La jeune juge constate qu’elle atteint d’abord l’apparence physique, qu’elle « ronge les corps » : « visages enflés aux teints rougis », « mains abîmées aux ongles noircis », « vêtements crasseux aux odeurs corporelles fortes »… S’il n’arrive qu’exceptionnellement que nous croisions ces corps abîmés, c’est parce que la misère isole et c’est cet isolement qui fait souvent « le lit de l’acte délictueux ». C’est ainsi que « des vies se déversent dans le recueillement religieux des cours d’assises ». Et c’est là que le poids de la décision rendue prend une valeur plus cruciale encore.
Car c’est cette prise de décision qui constitue le cœur de la responsabilité parfois écrasante du juge, dans la mesure où elle crée de l’irréversible. Céline Roux raconte les difficultés, voire les affres de la délibération, même lorsqu’elle est collégiale dans les cas les plus sensibles. La hantise de l’erreur judiciaire est souvent présente, surtout lorsqu’on manque d’expérience et même si, après des études de philo, on en est venue à aimer « la rigueur, la précision et la pureté du raisonnement juridique ». Car ici c’est bien l’humain la matière première. Et ça joue dans tous les sens. Céline Roux évoque le cas d’une collègue revenue d’un congé maternité et confrontée à la douleur des parents d’un petit garçon de cinq ans tué par un chauffard. Son esprit ne cessait d’aller et venir entre les photos insoutenables du petit corps déchiqueté et son propre fils, sentant pour la première fois les larmes lui monter aux yeux et refoulant aussitôt vigoureusement mais non sans dommage « le cri de douleur – je cite – qui la ferait irrémédiablement basculer du côté de la victime et perdre sa position de juge ».
Jacques Munier
Revue Crime, Histoire et Sociétés 2014, Vol.18 N°1 (Droz)
http://www.droz.org/france/en/6115-9782600019354.html
Avec notamment la contribution de Veerle Massin sur l’enfermement des jeunes délinquantes dites « particulièrement difficiles » en Belgique entre 1920 et 1970 et sur la dynamique entre violence institutionnelle et réaction disciplinaire, et la description d’une terrible mutinerie dans l’une de ces institutions à Bruges, en mars 1957… une révolte qui commence par un chambard au réfectoire, suivi d’un refus de monter dans les chambres et de la vandalisation intégrale du réfectoire, des violences, plusieurs tentatives de suicide, des simulations obscènes, la destruction d’une salle de classe… Une explosion concomitante à l’introduction de la psychiatrie et de la camisole chimique dans ces établissements
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