Chris Hedges : La mort de l’élite progressiste (LUX) / Revue** Vacarme** N° 61


Chris Hedges : La mort de l’élite progressiste (LUX)
C’est un long réquisitoire qui fleure son Julien Benda, lequel est d’ailleurs cité à plusieurs reprises. Le journaliste Chris Hedges, ancien correspondant de guerre pour le New York Times porte une charge sans merci contre la trahison des élites progressistes américaines dans toutes les institutions où elles exercent leur pouvoir moral et intellectuel : les universités, les medias, le Parti démocrate, les syndicats. Par compromission et opportunisme elles auraient progressivement abdiqué leur pouvoir de critique sociale et politique, leur capacité à s’insurger devant l’injustice et à éclairer les consciences de leurs concitoyens. Dans La Trahison des clercs , le dreyfusard Julien Benda fustigeait déjà l’abandon par la classe intellectuelle de ses valeurs de vérité, de justice, de raison, de liberté d’esprit au profit des passions communes : la haine, le conformisme, la peur de l’autre, le mépris des sans-grades et des plus démunis. Le livre de Chris Hedges s’inscrit dans cette lignée, et tout comme Noam Chomsky dont il rapporte les propos, ça ne l’intéresse pas d’écrire au sujet de Fox News, la chaîne d’information conservatrice. Il préfère lui aussi – je cite Chomsky – « parler de ces intellectuels progressistes soi-disant courageux qui prétendent critiquer le pouvoir et défendre la vérité et la justice. Il s’agit essentiellement de gardiens de la foi. Ils fixent les limites. Ils déterminent jusqu’où on peut aller… Ne vous avisez pas d’aller ne serait-ce qu’un seul millimètre plus loin qu’eux. Les plus instruits d’entre eux sont les plus redoutables défenseurs du pouvoir. »
L’auteur s’en prend aux politiques démocrates, Bill Clinton en tête, coupable d’avoir « délibérément trahi la classe ouvrière » en prétendant s’opposer aux délocalisations puis de les avoir laissé faire, de s’en être pris à l’aide sociale et d’avoir abattu la cloison entre banques commerciales et banques d’investissement, livrant le système financier aux spéculateurs. Il n’épargne pas davantage Barack Obama, dont l’élection lui apparaît un bon exemple du triomphe de l’illusion, dénonçant la manipulation qui consiste à faire prendre un style et une origine ethnique pour une garantie de progressisme et de volonté de changement, une technique dont il rappelle que les marques Calvin Klein et Benetton ont été les pionnières. « Il a laissé – dit-il – les grandes sociétés piller le Trésor américain, a refusé d’aider les millions d’Américains dont les maisons ont été saisies par les banques et s’est abstenu de prendre des mesures pour combattre la misère des chômeurs de longue durée, qui forment maintenant une véritable classe sociale ».
Selon lui, c’est la Grande Guerre qui a mis fin à l’élan progressiste qui s’était traduit jusqu’alors par l’essor des mouvements sociaux luttant pour l’amélioration des conditions de travail, le droit des femmes, l’instruction publique, le logement des pauvres ou la santé publique. Depuis lors, un état de guerre permanent est venu pérenniser la mainmise de l’Etat et des milieux d’affaires sur l’économie, la politique, la culture et la société en général. Il cite son confrère Dwight Macdonald qui affirmait que « la gauche américaine a eu le vent en poupe jusqu’en 1914 la guerre a été le mur contre lequel elle s’est écrasée ». Pour le plus grand bénéfice de l’appareil militaro-industriel, les guerres ont succédé aux guerres, au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, embrigadant d’autoproclamés « faucons progressistes », comme le philosophe Michael Walzer, l’auteur de Guerres justes et injustes . Empruntant à Lénine son expression d’« idiots utiles », Tony Judt raillait ces « guerriers de salon progressistes » enrôlés dans la guerre contre le terrorisme.
Chris Hedges dénonce la « stérilité politique » qui frappe depuis les années 80 les intellectuels de la « nouvelle gauche », affairés à recycler les thèses du poststructuralisme français sur la littérature et la culture en les expurgeant soigneusement de tout projet politique. Même le marxisme a déserté les départements d’économie, désormais accaparés par les idéologues du libre marché, pour devenir une méthode d’analyse textuelle ou un chapitre de l’histoire de la philosophie. Aujourd’hui, les théoriciens marxistes se sont reconvertis dans le multiculturalisme, en développant des spécialités comme les études féministes, queer ou afro-américaines. Délaissant le domaine de la critique sociale, le multiculturalisme est devenu « une fin en soi ». Il alimente les productions académiques de ceux qui se sont spécialisés « en marginalité dans le but d’augmenter leur valeur sur le marché » et – je cite – « les valeurs relatives au bien commun ont été subordonnées à de tortueuses analyses de textes ». L’auteur cite le cas de la spécialiste du post-colonialisme et du « subalternisme » indien, Gayatri Spivak, par ailleurs traductrice de Derrida, ou l’historien marxiste de la culture Fredric Jameson, lequel s’exprime dans une langue si hermétique qu’on serait bien en peine de trouver dans ses pages le moindre élément d’une contribution au débat public. (P. 162)
Les journalistes en prennent aussi pour leur grade. Vérité et information ne sont plus synonymes, la plupart du temps, depuis que la communication a inoculé à la presse le virus de la célébrité. Chris Hedges se réfère ici au modèle du journalisme d’enquête représenté en son temps par John Steinbeck, l’auteur des Raisins de la colère , un roman qui était la synthèse de ses observations sur le terrain, au départ destinées au San Francisco News . Tout comme Charles Dickens ou Georges Orwell, autres grands reporters, Steinbeck a su transformer le réel en œuvre d’art. A rebours de ce que dénonçait Andy Warhol lorsqu’il déclarait que le plus important mouvement artistique du XXe siècle n’était ni le cubisme, ni le surréalisme, ni même le pop art mais la célébrité.
Jacques Munier
Revue **Vacarme ** N° 61
La démocratie malade de son devenir universitaire : le point sur les luttes étudiantes en France, Grande-Bretagne, Chili et Québec, dossier coordonné par Sophie Wahnich
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