Les Arméniens en Éthiopie / Revue d’Histoire Arménienne Contemporaine

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Boris Adjemian : La fanfare du négus. Les Arméniens en Éthiopie (XIXe-XXe siècles (Editions EHESS) / Revue d’Histoire Arménienne Contemporaine

négus
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En 1924, quarante enfants rescapés du génocide de 1915 et qui formaient une fanfare à l’orphelinat du Patriarcat arménien de Jérusalem sont recrutés et en quelque sorte adoptés par le prince héritier, futur empereur d’Éthiopie, alors en visite officielle. Cette première étape de sa tournée diplomatique s’inscrivait dans un cadre traditionnel, celui des relations anciennes de l’Église d’Éthiopie avec l’Église arménienne, et la présence d’une communauté monastique éthiopienne à Jérusalem est attestée depuis le XIIIe siècle. Il faut peut-être rappeler que l’Éthiopie est à majorité chrétienne, les musulmans ne représentant que 34% environ de la population, qui compte également une minorité juive très ancienne, les Falashas. L’Église éthiopienne quant à elle date des premiers siècles du christianisme, elle revendique une filiation dynastique et biblique pour le pays, en ligne directe de l’union du roi Salomon et de la reine de Saba.

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Cette tournée diplomatique du négus Tafari, qui devait notamment le conduire en Italie, correspond à une période où l’Éthiopie s’emploie à affirmer sa souveraineté sur la scène internationale et au sein d’une Afrique sous domination coloniale. Elle vient d’intégrer la SDN et son entrée dans le concert des nations se ferait volontiers avec tambours et trompettes. La fanfare des quarante orphelins y pourvoirait à merveille. La décision n’est pas anecdotique, elle s’est inscrite dans la mémoire collective comme l’acte fondateur de la musique éthiopienne jusqu’à nos jours, la préfiguration du Swinging Addis ou du jazz éthiopien. Et dans le contexte de l’époque, la création d’une fanfare royale vient parachever la mise en scène de l’État souverain et indépendant. Son chef d’orchestre, Kévork Nalbadian, composera d’ailleurs l’hymne national.

Boris Adjemian, qui élargit sa focale à l’ensemble de la communauté arménienne en Éthiopie et à son rôle économique et politique, insiste sur l’aspect symbolique de l’événement dans l’histoire du pays. Au départ engagés pour assurer la musique lors de la Fête de la Sainte Croix et pour de très rares prestations officielles, les jeunes musiciens découvrent que – je cite le témoignage d’un ancien de la fanfare « pour les Éthiopiens chaque jour est une fête religieuse et tous les jours, dans cette boue, nous emmenions la Reine ou l’héritier du trône à l’église et ensuite au palais ». Rançon du succès de l’opération, notamment au sein de la population, la fanfare du négus est sur tous les fronts, qu’il pleuve ou qu’il vente et sous l’insolent cagnard du haut plateau d’Addis-Abeba. Elle sera aussi mobilisée pour transmettre les messages subliminaux de la diplomatie éthiopienne lors des rencontres internationales, avec une compétence diversement appréciée par les délégations étrangères. On parle en effet de la « terrible fanfare » et de ses « flonflons cacophoniques » qui saluent le départ des diplomates, « attaquant tour à tour La Marseillaise , le God Save The Queen , le Deutschland über alles , La Brabançonne et les mesures sautillantes et guillerettes de l’air national italien » sous une pluie de fausses notes. Et c’est sans compter les fautes de goût, dues au répertoire éclectique de la formation, qui comprend notamment des airs d’opérettes grivoises comme le mémorable Pouet ! Pouet ! dont parle l’écrivain André Armandy lors de la réception du patriarche copte d’Alexandrie, lequel avait miraculeusement échappé à Viens Poupoule, viens ! Un affront qui ne sera pas épargné au maréchal Franchet d’Espèrey, en lieu et place de La Marseillaise , ni au prince héritier du Japon auquel on donnera l’air du Pont de la rivière Kwaï , sans qu’on sache au juste s’il s’agissait de passer un message codé ou de faire la joie des officiels éthiopiens.

Lorsqu’en 1930 le protecteur des orphelins arméniens se fait couronner empereur sous le nom de Haile Selassié, au cours de la cérémonie la fanfare refuse de jouer l’hymne national de la Turquie devant ses représentants et entonne une marche révolutionnaire arménienne, un message absolument clair pour le coup. Un témoin de l’époque, Avédis Terzian, raconte que malgré l’insistance du monarque, les musiciens s’obstinèrent dans leur refus et que les chefs éthiopiens présents leur donnèrent raison. « Comment voulez-vous – disaient-ils – que l’enfant joue la marche de l’assassin de son père ? »

Jacques Munier

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